La guerre des rats(1999)
espérait devenir membre du Parti communiste. Mais les Allemands n’avaient pas envahi le Parti. Leur cible était la Russie. C’était pour la patrie qu’il se battrait.
Une bonne partie des soldats craignaient Lebedev et les autres
« corbeaux politiques », à juste titre. Staline avait donné à ces officiers politiques — tous de loyaux idéalistes — l’ordre de maintenir le contrôle du Parti sur toute l’armée, du général le plus élevé en grade au simple soldat. Ils tenaient leur pouvoir du décret 227 de Staline dit de « la Main de Fer ». Non seulement le « petit père des peuples » avait chargé les commissaires d’entretenir la conscience politique des soldats pendant les combats — y compris dans les moments les plus durs —, mais ils devaient aussi juger de la conduite de chacun sur le champ de bataille. Les commissaires partageaient avec les officiers la responsabilité de maintenir l’abnégation des troupes jusqu’à la dernière goutte de sang. Si un homme se montrait réticent à combattre, le commissaire devait le soutenir, l’encourager, l’exhorter, voire le menacer. Mais si le soldat sombrait dans la couardise, s’il battait en retraite sans en avoir reçu l’ordre, le zampolit devait agir avec une main de fer. Comme ses camarades, Zaïtsev savait ce que l’expression signifiait trop souvent : un pistolet chargé contre la tempe.
Lebedev lui tendit une coupure de journal.
— C’est paru dans la Pravda la semaine dernière. Je te le montre, tovaritch, parce que les hommes t’estiment. Ils te suivront.
— Nous sommes des Sibériens, camarade commissaire. Nous n’avons pas besoin d’article de la Pravda pour combattre.
Lebedev posa la paume sur l’épaule de l’adjudant, la secoua doucement et exhiba de nouveau la brèche de sa dentition.
— Lis. Nous avons le temps d’ici la traversée.
L’article avait pour titre « Ils savent au pays comment vous combattez ». Zaïtsev cligna les yeux pour déchiffrer le texte dans le jour déclinant :
Que ton foyer soit près ou loin, peu importe. Au pays, ils sauront toujours comment tu te comportes au feu. Si tu n’écris pas toi-même, tes camarades ou ton instructeur politique le feront. Si la lettre ne parvient pas aux familles, elles seront informées par le journal. Ta mère lira le communiqué, elle secouera la tête en murmurant : « Mon garçon chéri, tu dois faire mieux que ça. » Tu te trompes si tu penses que la seule chose que veulent les tiens, c’est que tu reviennes en vie. Ce qu’ils veulent, c’est que tu écrases les Allemands. Ils ne veulent plus de honte ni de terreur. Si tu tombes en empêchant les Allemands d’aller plus loin, les tiens honoreront ta mémoire à jamais. Ta mort héroïque donnera lumière et chaleur à la vie de tes enfants et petits-enfants. Si tu laisses les Allemands passer, ta propre mère te maudira.
Zaïtsev rendit la coupure à Lebedev.
— Merci, camarade. Il faut du courage pour être aussi franc.
Le commissaire tapota de nouveau l’épaule du Sibérien.
— Oui, il en faut. Rendez-vous sur l’autre rive, adjudant.
Bien après minuit, les marins étendus sur la plage écoutaient Stalingrad les appeler de ses cris. Une flottille de bateaux de pêche, de barges, de vapeurs et de remorqueurs en mauvais état apparut. L’une des barges jeta l’ancre dans l’eau peu profonde en face d’eux. Zaïtsev remarqua les trous dans la coque. Deux hommes à l’avant, quatre à l’arrière écopaient du plus vite qu’ils pouvaient avec des seaux. Les vivres furent descendus à fond de cale, les caisses de munitions portées à bord. De certaines boîtes en carton s’échappait le tintement réconfortant des bouteilles de vodka. On embarqua aussi des caisses de jambon américain en conserve que les soldats de l’Armée rouge surnommaient « le deuxième front ». Depuis un an Staline pressait l’Angleterre et les États-Unis d’attaquer les Allemands à l’ouest pour soulager la Russie. Les Alliés répondaient invariablement en invoquant maintes raisons de se montrer circonspects. Pour le fantassin russe, ces boîtes de jambon provenant de Géorgie ou de Virginie seraient la seule aide qu’ils recevraient des États-Unis. Elles feraient office de « deuxième front ».
Les embarcations entamèrent la traversée en haletant. Des fusées déchiraient la nuit. Les hommes scrutaient le ciel, tentaient de percer les tourbillons de fumée pour repérer un
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