La guerre des rats(1999)
pète ; s’il est juste assez gonflé, il est léger, il flotte.
De nouveau, Danilov n’attendit pas de réponse :
— Tu as mis au point dans ta partie des techniques qui vont bien au-delà de ce que font les autres tireurs isolés. Tes méthodes sont très efficaces. Il faut les inculquer au reste des défenseurs de la ville. Tu as montré ce qu’un seul homme peut faire avec une seule balle. Il faut raconter ton histoire parce qu’elle doit être rejouée dans tout Stalingrad… (Le commissaire regarda Zaïtsev dans les yeux.) Je te parle franchement, Vassili. Je me fiche que tu veuilles être un héros ou pas. Ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est que le reste de la Russie sache que nous tenons bon ici. Que ceux qui se battent ici dans les ruines et les tranchées croient qu’ils ont des héros à leurs côtés. Tu comprends, tous les soldats de l’Armée rouge ne sont pas des surhommes. Le moins que l’on puisse faire, c’est les convaincre qu’ils luttent à côté de surhommes.
Zaïtsev considéra le sourire de Danilov enfoui dans la broussaille d’une barbe épaisse. Ce serait une erreur d’interpréter cette conversation comme une requête. Ce type ne me laisse pas le choix. Hier, j’étais un tireur d’élite qui faisait son boulot ; aujourd’hui, je suis quoi ? Un héros ?
Je peux. Je peux en être un.
Danilov piqua la page de la pointe de son crayon et reprit :
— Tu viens de l’Oural, si j’ai bien compris.
Zaïtsev hocha la tête.
— Oui. Je suis chasseur.
4
En 1937, alors que le Japon et l’Allemagne faisaient cliqueter leur sabre pour effrayer le monde, le jeune Vassili Zaïtsev s’engagea dans la marine soviétique à l’âge de vingt-deux ans. Né en Sibérie, il n’avait jamais vu l’océan et l’idée lui semblait romantique. Il fut affecté à Vladivostok, sur la côte pacifique. Pendant cinq ans, il tint des livres de comptes et attendit que le Japon, distant de sept cents kilomètres seulement, lance son attaque.
Il éplucha des rapports sur le siège de Leningrad, sur l’occupation de l’Ukraine et la bataille pour Moscou. Il écouta les discours du Parti, lut des articles sur le plan inconcevable des nazis pour mettre la main sur le tiers occidental de l’Union soviétique. Ce vaste territoire devait devenir une colonie de fermiers asservis, contraints de travailler pour nourrir l’empire aryen en pleine expansion.
Pendant son temps libre, Zaïtsev chassait dans les forêts entourant la base navale. Étendu sur l’humus fertile, parmi les feuilles, il braquait son fusil sur les lapins et les cerfs en imaginant qu’ils étaient des nazis. Dans les bois, il était chez lui. Il avait passé une grande partie de son enfance à chasser dans la taïga, dans les forêts de bouleaux blancs proches de son Ellininski natal, dans les contreforts de l’Oural, en Sibérie occidentale. Son grand-père Andreï était issu d’une longue lignée de bûcherons. Le vieil homme, efflanqué et blanc comme les bouleaux eux-mêmes, avait appris la taïga à Vasha alors que le garçonnet était à peine assez âgé pour mâcher la viande des animaux qu’ils tuaient. Quand l’enfant eut huit ans, Andreï lui offrit un arc. Parce qu’il devait récupérer les flèches qu’il tirait ou en fabriquer de nouvelles, il s’efforça d’économiser ses projectiles, de ne tirer que lorsqu’il était sûr de faire mouche. Vasha apprit aussi à suivre une piste, à rester à l’affût en respirant à demi.
En été 1927, Andreï emmena le garçon de douze ans chasser un loup qui s’attaquait à leurs vaches. À plusieurs kilomètres de leur isba, dans un boqueteau, le loup se jeta sur eux. Andreï se tourna vivement et le tua de la pointe aiguisée de son bâton. En enfonçant de nouveau l’épieu dans le cœur de l’animal, le vieil homme invita Vasha à tirer de l’incident une leçon de courage : « N’oublie jamais qu’il est facile de tuer. N’aie jamais peur de le faire quand tu le dois. » Andreï essuya une tache de sang chaud maculant la joue du garçon puis le regarda écorcher la bête. Sur le chemin du retour, Vasha tua deux lièvres et un bouquetin. Il était un chasseur, maintenant, comme en témoignaient les trois peaux qu’il pourrait jeter sur la pile dans le pavillon des chasseurs.
Vasha passait plus de temps dans la forêt qu’avec les gens. Parfois, il enduisait son corps et son fusil de graisse d’ours pour masquer son
Weitere Kostenlose Bücher