La guerre des rats(1999)
livres, écouté respectueusement des discours ; il avait fait de pensives promenades dans les prés semés de fleurs, comme le reste de sa caste. Mais la plupart de ses opinions, il les avait empruntées à son père. À présent, grâce aux cours du soir des Jungdo, il était versé dans le folklore allemand ; il connaissait sur le bout des doigts la rhétorique enflammée de Mein Kampf ; il assistait aux spectacles captivants des opéras de Wagner. Avec des dizaines de milliers d’autres Allemands massés devant le Reichstag, il écouta, fasciné, Joseph Goebbels appeler à la « lutte pour Berlin ». Il défila avec son père et deux cent cinquante mille autres Stahlhelme devant la porte de Brandebourg, agitant sous les yeux du Führer lui-même les drapeaux frappés de la svastika et de l’aigle impériale. Tout comme son corps avait trouvé le tir, l’esprit de Heinz trouva Hitler.
Avant le Jungdo, il n’y avait aucun autre endroit au monde que le stand de tir où Heinz Thorvald pouvait sincèrement prétendre se sentir à sa place. Toute sa vie, il avait été comme un étranger, invisible et privé de droits.
Maintenant, il se sentait l’héritier de toute la planète.
En novembre 1933, son père vint le voir avec une nouvelle : le baron avait obtenu pour son fils le grade de capitaine dans les SS, l’armée du Parti nazi. Il y serait officier chargé du matériel, attaché à l’arsenal de Berlin. Le baron assura Heinz qu’en temps de paix ses fonctions se borneraient à faire partie de l’équipe de tir des SS et à organiser des démonstrations d’adresse pour les fêtes de recrutement. Le jeune homme serra son père dans ses bras et accepta.
Pendant six ans, le capitaine de SS Heinz Thorvald améliora encore ses qualités de tireur. La semaine, il perfectionnait son tir sur cible fixe, portant finalement sa distance à mille mètres avec une lunette à grossissement 6. Le week-end, il pratiquait le ball-trap avec des fusils plus lourds, remportant des dizaines de concours et de récompenses pour les SS. Il passait ses soirées dans sa bibliothèque ou à l’opéra, notamment quand on y jouait Wagner.
Les quelques femmes qui traversèrent cette période de sa vie eurent pour principal rôle de lui prodiguer leur admiration. La perspective d’aimer une femme et de se partager l’effrayait. Il utilisait sa loyauté envers la cause aryenne pour faire taire les murmures d’inquiétude et de doute qu’il entendait en lui. À chaque femme qu’il quittait, quand son temps était expiré, il déclarait : « Le monde n’est pas encore tel qu’on puisse s’engager pour autre chose que la patrie. » Sirotant un cognac après une soirée à l’opéra, il expliquait que les temps étaient troublés. « Pas maintenant, soupirait-il en détournant les yeux. Peut-être… je ne sais pas. »
1941 marqua sa huitième année dans l’armée. Bien que l’Allemagne fût en guerre depuis deux ans, Heinz n’avait passé que deux semaines sur les champs de bataille : en Pologne où, d’une distance de six cents mètres, il avait abattu des ennemis vaincus et effrayés ; à Dunkerque, où il avait tué une centaine de soldats anglais et français attendant de pouvoir se réfugier de l’autre côté de la Manche. Dans les deux cas, Thorvald avait tiré en toute impunité d’une distance remarquablement longue, certain qu’aucun bon tireur de l’autre camp ne pouvait le contrer ou même le mettre en danger. Au cours de ces deux campagnes, il avait inscrit plus de trois cents pièces à son tableau de chasse. Il se félicitait chaque jour de faire la guerre sans courir de risques, d’être un tireur embusqué.
Le nombre impressionnant d’ennemis tués et l’influence familiale conjugués lui valurent les galons de colonel. En été 1941, l’effort de guerre allemand portait essentiellement sur l’occupation de nations conquises et le bombardement incessant de la Grande-Bretagne. Peu de combats se déroulaient encore sur le continent. Thorvald avait accepté de diriger une école de tireurs d’élite dans la petite ville de Gnössen, aux environs de Berlin. Il fit construire par les sapeurs des SS un stand de tir et un ball-trap perfectionnés, en arguant qu’il fallait exceller dans les deux disciplines pour posséder à la fois précision et rapidité de visée. Thorvald espérait bien qu’il passerait toute la guerre à Gnössen. Le dimanche, il prenait le petit-déjeuner avec son père ;
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