La guerre des rats(1999)
chasse.
Marcher dans les champs en compagnie de son père ne passionnait cependant pas l’adolescent. Il n’avait aucun penchant pour les jappements des chiens, l’aube humide dans les marais et la viande sanglante du gibier. Il préférait le confort et la camaraderie du club de tir, les applaudissements des admirateurs, la compétition avec ses pairs. Il passait ses meilleures après-midi à disputer des matches contre des tireurs d’âge mûr qui souhaitaient donner une leçon au jeunot doué et y parvenaient rarement. De seize à vingt ans, Heinz remporta la plupart des concours auxquels il participa. Les matches qu’il perdit contribuèrent davantage à améliorer son tir que ses victoires. Il analysait chaque coup manqué et ne répétait pas ses erreurs.
Jeune homme, il tourna son talent vers le tir au pigeon. Il préférait le 410, arme de petit calibre assez peu prisée, au calibre 12, plus courant. La gerbe du 410 était plus resserrée, et cette arme exigeait une visée plus méticuleuse que celles de plus gros calibre. Heinz acceptait volontiers ce handicap. À ses yeux, il égalisait les chances et l’aidait à se concentrer. Le 12 pulvérisait les cibles d’argile alors que le 410 ne faisait que les briser, et Heinz aimait les voir tomber en morceaux. Pour s’entraîner, il tirait parfois un second coup sur l’un des fragments d’un pigeon déjà touché. Personne en Allemagne ne pouvait le battre. Il passait d’une cible haute à une cible basse d’un mouvement aussi coulé que les cibles tournoyantes elles-mêmes. Il avait un équilibre remarquable, des réflexes quasi instantanés. Les pigeons d’argile étaient projetés en l’air, « pull » pour une cible haute, « mark » pour une cible basse. Heinz braquait le canon de son arme devant les cibles qui filaient à vingt mètres de lui la première seconde, à cinquante mètres au bout de trois secondes. Il les abattait aussi facilement que si on les avait jetées contre un mur.
En 1928, quand il eut vingt-deux ans, une vague de grèves secoua l’Allemagne. De la propriété familiale des environs de Berlin, Heinz sentit l’agitation grandir dans le pays. Son père, ancien combattant de la Première Guerre mondiale, soutenait farouchement les militaires et répétait à son fils que l’armée allemande était la dernière lampe capable d’éclairer le chemin ramenant le pays à sa grandeur passée.
Le baron devint membre d’une association d’anciens combattants appelée les Stahlhelme, « Casques d’Acier », avec qui il défila dans les rues de Berlin pour protester contre le chômage, la chute du mark, le régime de Weimar et la montée du communisme. Il affirmait que les atouts les plus précieux du peuple allemand étaient son zèle et la qualité de sa main-d’œuvre. À cause de ce qu’il appelait les errements des politiciens de Weimar dans la période d’après-guerre, les travailleurs allemands étaient licenciés par milliers. La nation se décourageait. L’ardeur à la tâche et la production journalière n’ancraient plus solidement l’Allemagne, qui partait à la dérive. Seule une armée forte pouvait amarrer de nouveau le pays à la terre ferme, prophétisait souvent le baron au dîner.
Heinz accompagna son père à quelques-unes des manifestations braillardes et agressives des Stahlhelme. La rancœur de la foule effraya le jeune homme, qui se réfugia vite dans les sanctuaires de sa bibliothèque et du stand de tir.
Cinq ans plus tard, en 1933, l’Autrichien Adolf Hitler accédait au pouvoir. L’année précédente, il avait mené le parti nazi à une victoire électorale écrasante. Hitler devint chancelier. Ses sections d’assaut en chemise brune, les Sturmabteilung, défilèrent dans tout le pays, qui embrassa le nouveau nationalisme. Hitler attribua aux communistes et aux juifs la responsabilité des malheurs de l’Allemagne.
Pendant la première année du régime hitlérien, l’économie du pays fit un bond en avant, comme un moteur qui, huilé après des années d’inactivité, se remet soudain à tourner. Les voix discordantes se turent quand les Schutzstaffeln, les SS, ouvrirent le premier camp d’internement pour les opposants politiques. La nation allemande se mit à brailler d’une seule voix, d’abord pour elle-même, puis dans les oreilles stupéfaites du monde.
Heinz fut inscrit par son père au Parti national-socialiste, le Parti nazi, et devint immédiatement membre des
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