La jeune fille à la perle
servis, il essaya de lire sur mon
visage comme s’il cherchait à comprendre comment une simple domestique pouvait
causer autant d’ennuis. Il n’y avait aucun reproche dans son expression, ce
dont je lui sus gré.
Tanneke avait, elle aussi,
remarqué le remous que j’avais causé. Pour une fois elle me vint en aide. Sans
que nous ayons besoin de nous dire quoi que ce soit à la cuisine, elle se
chargea du service, allant et venant avec la sauce, resservant le vin, passant
les plats, tandis que je restais aux fourneaux. Je ne revins qu’une seule fois,
avec elle, pour débarrasser la table. Tanneke s’occupa d’office du côté où
était assis Van Ruijven, tandis que je retirais les assiettes des autres
convives. Le regard de Van Ruijven me suivait partout.
Celui de mon maître aussi.
Je feignis de ne pas les
remarquer et d’écouter Maria Thins. Elle parlait du prochain tableau de mon
maître. « Vous avez apprécié la leçon de musique, n’est-ce pas ?
disait-elle. Que pourrait-on souhaiter de mieux que de faire suivre un tel
tableau d’une autre composition ayant pour thème la musique ? Après une
leçon, pourquoi pas un concert, avec davantage de personnages, trois ou quatre
musiciens, un public…
— Pas de public !
interrompit mon maître. Je refuse de peindre des publics ! » Maria
Thins le regarda, incrédule.
« Allons, allons !
lança amicalement Van Leeuwenhoek. Bien sûr qu’un public est moins intéressant
que les musiciens eux-mêmes. »
J’appréciai de le voir ainsi
défendre mon maître.
« Peu m’importent les
publics, annonça Van Ruijven, mais j’aimerais y figurer. Je jouerai du
luth. » Après une pause, il reprit : « Je veux qu’elle y figure,
elle aussi. » Je n’eus point à le regarder pour savoir qu’il avait fait un
signe de mon côté.
Tanneke agita discrètement la
tête en direction de la cuisine et je m’esquivai avec les assiettes que j’avais
retirées, lui laissant le soin de terminer.
J’aurais voulu regarder mon maître,
mais n’osai. Alors que je sortais de la pièce, j’entendis Catharina lancer
d’une voix enjouée : « La bonne idée ! Comme ce tableau où l’on
vous voit avec la servante à la robe rouge. Vous vous souvenez
d’elle ? »
*
Un dimanche, ma mère décida de
me parler alors que nous étions seules dans la cuisine. Assis dehors, mon père
profitait du soleil de la fin octobre tandis que ma mère et moi préparions le
repas. « Tu sais que je n’ai pas l’habitude d’écouter les ragots du
marché, commença-t-elle, mais il est difficile de ne pas y prêter attention
quand le nom de sa propre fille est mentionné. »
Je pensai tout de suite à
Pieter fils. Rien de ce que nous avions pu faire dans cette ruelle ne prêtait à
commérage, j’y avais veillé. « Je ne vois vraiment pas ce que vous voulez
dire, mère », répondis-je en toute sincérité.
Ma mère ne put retenir une moue
réprobatrice. « Le bruit court que ton maître va peindre ton
portrait. » À croire que ces seuls mots avaient provoqué cette moue.
Je cessai de remuer ce qui
cuisait dans la casserole.
« Qui raconte
ça ? »
Ma mère soupira, hésitant à
faire circuler des racontars. « Des femmes qui vendent des pommes. »
Voyant que je ne réagissais
pas, elle imagina le pire. « Écoute, Griet, pourquoi ne m’en avais-tu rien
dit ?
— Mais je n’en savais rien
moi-même, mère.
Personne ne m’en a soufflé
mot ! »
Elle ne me croyait pas.
« C’est la vérité,
insistai-je. Mon maître ne m’en a rien dit, Maria Thins ne m’en a rien dit. Je
fais le ménage de son atelier, c’est tout. C’est bien tout ce que j’ai à voir
avec ses tableaux. » Je ne lui avais jamais mentionné mon travail au
grenier. « Comment préférez-vous croire de vieilles bonnes femmes qui
vendent des pommes plutôt que votre fille ?
— Quand on parle de
quelqu’un au marché, c’est, en général, qu’il y a une raison, même si celle-ci
est déformée. » Ma mère alla chercher mon père. Elle ne reviendrait pas
sur ce sujet aujourd’hui, mais je commençai à craindre qu’elle n’ait raison. Je
serais la dernière à être prévenue.
Le lendemain, en me rendant au
marché à la viande, je décidai de questionner Pieter père sur cette rumeur,
n’osant en parler à son fils. Si ce commérage était parvenu aux oreilles de ma
mère, sans doute était-il aussi parvenu aux siennes et je savais
Weitere Kostenlose Bücher