La jeune fille à la perle
gambe au-dessous de celle-ci.
Un jour, Maria Thins me demanda
de venir la trouver dans la salle de la Crucifixion. « Écoute, ma fille,
me dit-elle, j’aimerais que tu ailles faire quelques courses. Tu iras chez
l’apothicaire chercher de la fleur de sureau et de l’hysope, Franciscus tousse
maintenant qu’il recommence à faire froid. De là, tu te rendras chez la vieille
Mary, la filandière, pour acheter de la laine, juste de quoi tricoter un col
pour Aleydis. As-tu remarqué que le sien s’effiloche ? »
Elle s’arrêta. On aurait dit
qu’elle calculait le temps qu’il me faudrait pour aller d’un endroit à l’autre.
« De là, tu passeras chez Jan Mayer pour lui demander quand son frère doit
revenir à Delft. Il habite près de la tour Rietveld. C’est près de chez tes
parents, n’est-ce pas ? Tu pourras aller les trouver. »
Maria Thins ne m’avait jamais
autorisée à rendre visite à mes parents en semaine. Je flairai quelque chose.
« Van Ruijven doit-il venir cet après-midi, Madame ?
— Arrange-toi pour qu’il
ne te voie pas, répondit-elle l’air contrarié. Mieux vaudrait que tu sois
absente, comme ça, s’il te réclame, nous pourrons lui dire que tu es
sortie. »
J’avais envie de rire :
devant Van Ruijven nous filions tous comme des lapins, y compris Maria Thins.
Ma mère fut étonnée de me voir
cet après-midi-là. Par bonheur, une voisine lui rendait visite, l’empêchant
ainsi de me harceler de questions. Mon père, pour sa part, n’était pas
réellement intéressé, il avait beaucoup changé depuis mon départ et la mort
d’Agnès. Son univers se limitait à sa rue, et il était rare qu’il m’interrogeât
sur ce qui se passait à l’Oude Langendijck ou au marché, seuls les tableaux
l’intéressaient encore.
« Mère, commençai-je
lorsque nous nous assîmes au coin du feu, mon maître a entrepris le tableau au
sujet duquel vous m’aviez posé des questions. Van Ruijven est venu le trouver
aujourd’hui, il décide de la composition. Tous ceux qui doivent y figurer sont
là-bas en ce moment. »
Notre voisine, une vieille
femme à l’oeil vif, qui raffolait des racontars du marché, me regarda comme si
je venais de poser un chapon rôti devant elle. Ma mère fronça les sourcils,
elle voyait où je voulais en venir.
Très bien, pensai-je, voilà qui
mettra fin aux rumeurs.
*
Il n’était pas lui-même ce
soir-là. Je l’entendis rabrouer Maria Thins pendant le souper. Il sortit et
revint, sentant la taverne. Je montais me coucher au moment où il rentra. Il me
regarda, son visage était las et rouge. Il ne semblait pas en colère, mais
épuisé, tel l’homme qui vient de voir tout le bois qu’il lui faudra couper ou
la servante qui se retrouve devant des monceaux de lessive.
Le lendemain, l’atelier ne me
renseigna guère sur ce qui s’était passé le précédent après-midi. Deux chaises
avaient été placées, l’une face au virginal, l’autre le dossier tourné vers le
peintre. Un luth avait été posé sur la chaise et une boîte à violon sur la
table à gauche. La viole de gambe attendait toujours dans l’obscurité, sous la
table. À regarder la composition, il était difficile de savoir combien de personnages
figureraient dans le tableau.
Maertge me raconta par la suite
que Van Ruijven était venu chez eux, accompagné de sa soeur et de l’une de ses
filles.
« Quel âge a cette
fille ? ne puis-je m’empêcher de demander.
— Dix-sept ans, je
crois. »
Mon âge.
Ils repassèrent quelques jours
plus tard. À nouveau, Maria Thins m’envoya faire quelques courses et me
conseilla d’aller me divertir hors de la maison, ce matin-là. J’aurais voulu
lui rappeler que je ne pourrais pas passer mon temps dehors chaque fois qu’ils
viendraient poser, il faisait trop froid pour flâner dans la rue et trop de
travail m’attendait. Je me retins toutefois. Sans trop comprendre pourquoi, je
sentais un changement imminent, ne sachant pas au juste ce qu’il entraînerait.
Cette fois, il ne m’était plus
possible de retourner chez mes parents, ils auraient cru que quelque chose
n’allait pas, et m’efforcer de leur prouver le contraire leur eût fait imaginer
que la situation était pire qu’elle ne l’était, aussi décidai-je de me rendre à
la faïencerie où Frans était en apprentissage. Je n’avais pas revu mon frère
depuis qu’il m’avait interrogée au sujet des objets de valeur en la
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