La jeunesse mélancolique et très désabusée d'Adolf Hitler
pensionnaires. Inauguré lors du jubilé de l’Empereur, tout était moderne, éclatant de propreté.
– Si c’est aussi bien que ça, ça doit être plein toute l’année.
Ignorant la remarque défaitiste, Adolf entra. Il se présenta à un employé en blouse grise derrière un comptoir de bois verni. L’homme lui demanda s’il avait une profession avouable.
– Je suis un artiste peintre, mein Herr , et je viens ici pour exercer l’art qui me fait vivre. Quant à ce monsieur derrière moi, il s’agit de mon vendeur.
Reinhold Hanisch protesta.
– En fait, on est associés.
Par économie, mais aussi parce qu’il n’aimait pas être seul, le Sudète se contenta du lit 29 dans le dortoir du deuxième étage (une Krone cinquante hebdomadaire), tandis qu’Adolf opta pour la cabine individuelle numéro 33, au troisième étage (deux Kronen cinquante hebdomadaires).
Superficie de deux mètres dix-sept de long sur un mètre quarante de large, petite fenêtre sans barreaux, lit métallique, table de nuit contenant un pot de chambre, un miroir fixé au mur, un portemanteau, un porte-bagages au-dessus du lit, un excellent éclairage par lampe à arc, et, comble du confort pour Adolf, un verrou intérieur garantissant l’intimité du locataire.
Les formalités d’inscription terminées, l’employé leur énuméra d’une voix monocorde les articles du règlement intérieur. En s’installant ici, ils s’engageaient à respecter le bien public, à ne pas être bruyants, grossiers, querelleurs, à ne pas s’enivrer et à ne pas jouer aux jeux d’argent. En contrepartie, ils étaient autorisés à rester dans l’établissement pendant la journée et à se livrer à des activités personnelles dans la salle de lecture, sous réserve de ne pas troubler l’ordre public. Toute transgression était sanctionnée d’une expulsion de l’établissement.
– Et, bien sûr, il faut vous inscrire au commissariat de Brigittenau.
***
– Maintenant que tu as un endroit tranquille pour peindre, allons acheter ton matériel, comme ça tu peux te mettre au travail dès ce soir, proposa Hanisch, d’une voix encourageante.
À peine entré dans L’Arc-en-Ciel, une boutique dans la Liechtensteinstrasse, ils furent sous surveillance : leurs vêtements fatigués, leur aspect dépenaillé et ce bruit continuel de froissement de papier intriguaient autant qu’ils inquiétaient le personnel.
Adolf voulait le meilleur matériel, Hanisch renâclait, avançant le coût excessif de tout ce qui était meilleur.
– Prends plutôt ces couleurs, mire leur prix, elles coûtent moitié moins cher.
– C’est normal puisqu’elles sont moitié moins bonnes. On voit que ce n’est pas toi qui signes les toiles.
– C’est pas une raison pour prendre des pinceaux en poils de martre, et en plus des martres de la clairière de Tirisfal !
Adolf lui montra la porte de la boutique.
– Rappelle-toi les termes de notre accord ; je peins, tu vends. Alors tu te tais ou tu vas m’attendre dans la rue.
Hanisch opta pour le silence, mais il ne tint pas longtemps.
– Quoi ! Tu veux aussi faire de l’huile ? Mais l’aquarelle se vend aussi bien et coûte trois fois moins cher.
Imperturbable, Adolf choisit du siccatif suédois, de l’essence de térébenthine du Bosphore, de l’huile de lin de Loch Modan, du bleu de Prusse, de la terre de Sienne, du violet de la planète Mars, du vert des Hinterlands… et pour ranger le tout, il acheta une mallette en merisier d’Orgrimmar, qui à elle seule valait trois Kronen et vingt Heller . Seule concession, il patienterait avant de s’offrir un chevalet.
L’heure du Mittagessen approchant, ils prirent le tramway électrique et retournèrent au Männerheim faire la queue devant une étonnante machine automatique distributrice de jetons. Imitant avec gaucherie son prédécesseur,
Adolf glissa dans une fente une pièce en nickel de vingt Heller . Il hocha la tête avec émerveillement lorsque avec un bruit sec un jeton de cuivre tomba dans la sébile métallique placée sous la fente : ce jeton donnait droit à une copieuse ration de rôti de porc aux choux et aux pommes de terre bouillies, un morceau de pain de cent cinquante grammes, un fruit selon la saison.
– C’est comme si je venais de gagner quelque chose, confia-t-il au Sudète qui regardait l’engin avec défiance.
Le réfectoire accueillait une quinzaine de longues tables sur lesquelles il y avait des
Weitere Kostenlose Bücher