La jeunesse mélancolique et très désabusée d'Adolf Hitler
jointures de ses doigts, Josef Greiner leur dit d’une voix enjouée :
– Voilà ma bonne affaire. J’ai le moyen de me procurer autant de boîtes en fer-blanc que je veux. On les remplit d’une pâte de ce qu’on veut du moment que c’est gris, et après on les vend comme produit antigel destiné aux fenêtres en hiver… Il n’y a qu’une seule restriction… Vous voulez savoir laquelle ?
– Oui, je veux savoir, dit Adolf, redressant sa mèche d’un sec mouvement de la tête.
– On doit vendre en été seulement, comme ça les acheteurs ne peuvent pas tester le produit. Alors, qu’en pensez-vous ? Pour dix Kronen chacun vous entrez dans l’affaire en tant qu’associés.
Rudolf haussa les épaules.
– Elle est idiote, ton escroquerie ! Elle n’a aucune chance de réussir !
– Rudi a raison, c’est minable, renchérit Adolf, appuyant sa remarque d’une forte dose de commisération pratiquement radioactive.
Sans un mot de plus, Adolf et Rudolf se levèrent et retournèrent ensemble dans la salle de lecture : le premier travaillait à une aquarelle montrant la façade du restaurant Reichenberger ; le second fabriquait des cadres destinés à mettre en valeur les œuvres d’Adolf. Il recevait vingt pour cent sur chaque vente et Adolf lui payait une Krone et demie le cadre.
Comme chaque mardi après le Mittagessen , les deux amis passèrent leur manteau et s’en allèrent à pied jusqu’à la Döblinger Sommergasse où se trouvait le bel et grand appartement des Häusler. Profitant de l’absence de son père, Rudolf visitait chaque semaine sa mère et ses trois sœurs. Un jour il avait invité Adolf qui, depuis, l’accompagnait. Sa réserve et son air perpétuellement sérieux avaient conquis Frau Ida Häusler qui s’inquiétait beaucoup de l’avenir du plus turbulent de ses fils. La présence auprès de lui d’un adulte sérieux comme Adolf la réconfortait.
– Bonjour Adi, comment allez-vous aujourd’hui ?
Adolf s’inclina et fit son baisemain.
– Je vais très bien, Frau Häusler, et vous-même, comment allez-vous ?
Ida Häusler lui sourit en désignant de sa main baguée le salon Biedermeier.
– Entrez, je vous en prie, allez vous asseoir, Milly va vous servir le thé.
Rudolf embrassa sa mère sur les deux joues et lui confia son sac de linge sale, tandis qu’Adolf s’asseyait sur la chaise réservée au visiteur près de la cheminée. À l’odeur de tabac
qui flottait dans la pièce, il devina que le père de Rudi était sorti depuis peu. Postées à la fenêtre qui donnait sur la rue, Gertrud, onze ans, Alma treize ans, faisaient le guet en cas de retour inopiné du père. De temps en temps elles regardaient Adolf et riaient, la main cachant leur bouche. Le dos droit, les genoux se touchant, les bras croisés, celui-ci attendait le thé promis et les gâteaux (il y avait toujours des gâteaux). Il entendait Rudi et sa mère discuter dans la buanderie sans comprendre ce qu’ils se disaient. En face de lui, au mur, un grand portrait de Franz-Josef en uniforme bleu. Plus loin, sur la commode de merisier, le portrait encadré de Herr Häusler en uniforme de commissaire en chef des Douanes impériales et royales (En ce moment, lui avait confié Frau Häusler, il est à la surveillance financière de la station de Sievering). Un râtelier à pipes en ébène marqueté trônait sur le manteau de la cheminée. Une bibliothèque vitrée contenait une trentaine de livres de loi, tous richement reliés. On était bien au domicile d’un haut fonctionnaire impérial et royal.
Adolf, l’orphelin, appréciait ces moments privilégiés ; ils lui rappelaient son heureuse vie d’antan, celle qui n’avait été qu’insouciance et irresponsabilité.
Milly, dix-sept ans, la troisième sœur de Rudi, disposa sur la table ronde un service à thé en porcelaine à motifs chinoisants. Adolf versa sept cuillerées de sucre dans sa tasse et, l’auriculaire dressé, remua longuement.
Rudolf réapparut dans le salon, un sac de linge propre sous le bras, suivi de sa mère qui apportait un plat de gâteaux secs odoriférants.
– Adi aime un peu de thé dans son sucre, expliqua Rudolf en prenant un gâteau dans le plat. Mutti , ce soir Adi m’emmène à l’Opéra.
Le visage de Frau Häusler s’éclaira en direction d’Adolf qui baissa les yeux modestement.
– Quand Rudi m’a dit qu’il n’était jamais allé à l’Opéra, j’ai pensé qu’il n’y
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