La jeunesse mélancolique et très désabusée d'Adolf Hitler
avait pas meilleure initiation à Wagner que Tristan et Isolde à l’Hofoper.
Les yeux à demi fermés, l’air définitivement ailleurs, Adolf siffla le prélude du premier acte, scandant ses stridulations avec des mouvements saccadés imitant ceux d’un chef d’orchestre.
Les sœurs près de la fenêtre interrompirent leur guet pour regarder Adolf sans oser bouger un cil.
Quand Adolf eut fini, dix longues minutes plus tard, il redressa sa mèche et prit un gâteau dans le plat que lui proposait Milly.
– Danke schön , Fräulein Häusler.
– Il siffle drôlement bien, nicht wahr ? dit Rudy avec un large sourire montrant des dents pas très blanches.
Frau Häusler remplit à nouveau la tasse d’Adolf.
– À quelle heure commence la représentation ?
– À 18 heures, gnädige Frau, et elle se termine quatre heures et demie plus tard.
– Milly, prépare-leur un en-cas. Ils vont en avoir besoin. En attendant, Adi, reprenez un gâteau, je sais que vous les aimez.
***
– … tu dois comprendre avant tout que, dans Tristan et Isolde , Richard utilise d’un côté le langage chromatique pour représenter l’intuitif et l’irréel, de l’autre le langage diatonique pour représenter le réel et le rationnel… C’est génial…
Il faisait nuit et ils marchaient le dos courbé contre le vent vers Brigittenau, un quartier particulièrement éloigné de la Hofoper.
Rudolf, épuisé, avançait d’un pas lourd, n’écoutant plus depuis longtemps la diarrhée verbale qui agitait
sporadiquement son mentor. Passant sous un réverbère, il lut 23 h 25 à sa montre-bracelet. Il soupira. Depuis 2 heures de l’après-midi, heure à laquelle ils s’étaient placés dans la file d’attente de l’Opéra, ils étaient debout. Donc, en comptant sur ses doigts, cela faisait plus de neuf heures que Rudolf ne s’était pas assis.
– De cette façon, Richard a créé un monde sonore qui nous donne l’impression de voir par la musique l’état d’âme de chaque personnage… C’est étonnant, n’est-ce pas ?
Dans la file où ils avaient attendu quatre heures, Adolf n’avait cessé de parler, parler et parler. D’abord, il lui avait conté l’historique de l’édifice (La Hofoper a été l’un des tout premiers bâtiments publics construits sur le Ring. Il a fallu huit ans pour le terminer, mais quelle réussite ! Et encore, tu n’as pas vu l’intérieur… D’ailleurs, tous les architectes du Ring ont été anoblis…), ensuite, Rudolf avait appris tout ce qu’il fallait savoir sur Tristan et Isolde (Ou, si tu préfères, l’amour impossible entre Richard et Mathilde Wesendonck). Une fois arrivé dans le promenoir, debout parmi les mélomanes démunis, Rudolf comprit qu’il allait rester ainsi quatre heures et demie durant (Regarde, regarde, tu vas voir le mauvais coup qu’ils vont faire à ce pauvre Tristan…) avec, pour unique réconfort, un entracte de quinze minutes et le passage d’un vendeur d’eau tiède à cinquante Heller le verre. Autre imprévu désagréable, Rudolf, qui était presbyte de naissance, n’avait pas songé à changer ses lunettes pour une paire qui lui aurait permis de distinguer ce qui se passait sur la scène. Et maintenant, dernière étape du chemin de croix, cette interminable remontée vers Brigittenau et le foyer du Männerheim.
– Et comme dit Arthur quand il est en forme, le talent c’est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent toucher… mais le génie, c’est celui qui atteint un but que les autres ne peuvent même pas voir…
– Adi, tu m’as tellement parlé aujourd’hui que j’ai besoin d’un parapluie !
Pris au dépourvu, Adolf s’arrêta pile au milieu du trottoir, oubliant de redresser sa mèche.
– Que veux-tu dire ?
– Que tu postillonnes quand tu parles, et comme tu parles tout le temps…
Par pure charité, Rudolf omit de mentionner ses tympans endoloris par tant de mots assenés des heures entières, presque à bout portant.
Adolf redressa sa mèche, esquissant un sourire vaguement indulgent.
– Combien il est de choses qu’on juge impossibles jusqu’au jour où elles se trouvent faites.
– Hein ? Quoi ?
– Je te parle pour agrandir tes connaissances et je me dis que, dans tout ce que je te dis, il en restera toujours quelque chose ! Mais si tu penses que je perds mon temps, n’hésite pas à me prévenir.
– Pourquoi tu prends tout autant au sérieux ?
– Tu connais
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