La lanterne des morts
puis on fait avancer le navire au cabestan, en halant. Et on recommence plus loin. C'est épuisant, il faut avoir une bonne raison… Demain, je t’apprendrai en quoi consiste embosser un navire, l’abattage qui nous donne cette coque si nette et comment mettre en panne afin d’immobiliser un navire.
Il la prit par les épaules et tous deux regardèrent la mer en silence tandis que le ciel, s’assombrissant, devenait menaçant.
Comme pris d’un doute, Valencey d’Adana fit venir Josselin de Keringan:
– Profitons que la mer n’est point encore trop grosse pour vérifier ce que vous savez.
Puis, se tournant vers Victoire:
– Je vais te montrer ce qui terrifie tant les Anglais.
La manœuvre aux treuils et poulies fut rapide et, montant des entrailles de la frégate, on vit un long tube peint en gris souris qui évoquait un requin. À la craie, une main anonyme et facétieuse avait écrit sur l’acier: «Good Morning!»
Valencey d’Adana parlait avec une certaine nostalgie, sachant qu’il ne disposait plus que de deux de ses armes:
– Cela, c’est notre catapulte. Il nous fallut deux ans pour traiter et doser convenablement le caoutchouc. Et voilà ce que les Anglais nomment «le requin à poudre»… C'est bien trouvé car c’est vrai qu’il en a la forme, surtout en raison de ses ailerons qui le stabilisent. L'enveloppe très effilée est principalement en cuivre, l’ensemble doit être étanche. La charge pèse quarante kilos, de la poudre noire et…
Il sourit:
– … un produit ajouté, qui vient de Chine. L'explosion au contact occasionne dans les coques ennemies un trou d’un mètre de diamètre, parfois davantage, c’est selon l’état du bois, mais «le requin» frappe toujours sous la ligne de flottaison. La cale se remplit rapidement sous un flot très violent, et la victime sombre peu après. En raison de la densité de l’eau de mer, et comme je l’avais cherché lors de mes calculs, le «requin» navigue entre deux eaux, sous le niveau, prenant toujours de court les canonniers ennemis. Nous devons régler le tir en fonction de notre vitesse et de celle de l’Anglais. Il n’est pas rare que je lance «le requin» à vingt mètres devant la proue de l’Anglais, pour le toucher en son milieu. Nous tirons hélas d’assez près, ce n’est pas sans danger. Que te dire d’autre?… C'est cette petite pièce, là, vois-tu, qui explose au contact de la coque, déclenchant la bombe. C'est un dispositif semblable, dans le principe, à une pièce métallique frappant une amorce: elle est armée avant le tir. Le choc libère la pièce mobile comme le silex pour le fusil et amorce la charge qui déclenche l’explosion. Tu sais l’essentiel, ma chérie.
Elle le regarda, incrédule.
– Tu as inventé cela?
– J’en ai défini le principe très jeune, sur la Tour des Demoiselles. C'était comme un jeu et puis, et puis voilà…
– C'est une arme imparable!
Il haussa les épaules.
– «Ce qu’un homme a conçu, un autre peut le défaire.» C'est un proverbe américain que je tiens de John O'Shea.
D’un geste, il fit signe qu’on redescende le «requin à poudre», puis il emmena la jeune femme à la proue du navire et lui montra ce qui semblait l’infini:
– Vois-tu, tout là-bas, c’est l’Amérique… Washington m’a fait citoyen de ce pays: étant ma femme, tu es une Américaine.
Elle posa la tête sur son épaule:
– Américaine… Sais-tu que j’en suis fière moi qui lisais tout sur cette guerre?
– Je crois… J’en suis même certain: tu es la première princesse américaine dans l’histoire des États-Unis!
Le dîner fut joyeux et eut lieu dans la grande salle des opérations qui servait aussi de salle à manger pour les officiers. Couverts d’argent, verres de cristal…
Joachim se tourna vers Victoire et à mi-voix, un peu gêné:
– Tout cela vient, à leur corps défendant, de nos «amis» anglais. Et les assiettes sont aux armes du prince de Galles. Même la marqueterie du sol est anglaise, ce qui prouve qu’ils ont parfois bon goût.
À la fin du souper, Valencey d’Adana attira l’attention de ses officiers:
– Messieurs, je vais vous révéler enfin le but de notre mission. Je vous ai toujours dit la vérité: demain, ou après-demain, nous livrerons notre plus terrible combat.
– C'est à ce point?… demanda Keringan, davantage intrigué qu’inquiet.
Valencey d’Adana fit signe qu’on servît du champagne, puis
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