La lanterne des morts
la marquise actuellement cachée dans les souterrains pouvait avoir réalisé cette chimie-là.
Un lieutenant, le seul avec l’Américain qui tutoyait le capitaine de vaisseau, l’entraîna quelques pas à l’écart mais le baron de Penchemel, qui avait l’oreille fine, saisit la conversation.
– Moi aussi j’ai remarqué, c’est bien son parfum. Mais il n’est pas impossible qu’une autre femme ait eu l’idée de cet assemblage d’essences.
– C'est elle!… Elle est venue ici, elle y est peut-être encore!… Mahé, j’en jurerais, je l’aime trop pour me tromper. Je sens sa présence, pas seulement en raison du parfum mais à mille petites choses, à une grâce dans l’air, une élégance, une douceur…. C'est elle!
– Victoire te manque trop fort et, après toutes ces années de séparation, savoir qu’elle se trouve quelque part en cette région te…
Il l’interrompit:
– Mahé, écoute-moi donc: c’est elle. Elle m’avait expliqué en riant: rose de Hongrie car toute femme est une rose. Jasmin pour la douceur des nuits d’été. Et muguet pour la joie, la note d’allégresse, l’amour de la vie.
– La vie!… Elle me paraît si loin, ces derniers temps…
Valencey d’Adana poursuivit avec amertume:
– Tu as raison, il en va de même pour moi. Je me retrouve plongé dans la plus odieuse des guerres civiles à tuer de pauvres paysans-soldats et qu’ils soient stupides, fanatiques, cruels et superstitieux n’y change rien. Je suis là dans cette nuit froide, dans un château inconnu, à traquer un immonde assassin qui fut mon ami et que protège tout un régiment. Et pour ajouter à tout cela, je suis rongé d’inquiétude parce que ces… ces… chiens galeux ont enlevé Victoire dont par ailleurs j’ignore tout, si longtemps après, des sentiments à mon égard. C'est dur, Mahé, je sais qu’on ne nous a pas économisés depuis vingt ans mais cette fois, tenir est difficile.
– C'est naturel. Qui pourrait t’adresser le moindre reproche?
– Moi. Parce que je sais qu’on ne peut pas gagner lorsqu’on pense ainsi; alors voilà: abandonnons ce sujet.
Les deux hommes se turent un instant puis, par un effort de volonté, Valencey d’Adana chassa ce sentiment de déréliction qui l’envahissait si souvent en songeant à son grand amour peut-être à jamais perdu et aux choses terribles et indécises de la Révolution et de la guerre.
Songeur, il observa le baron de Penchemel:
– Monsieur, ne vous mettez point en dérangement pour nous. En revanche, puis-je vous acheter quelques nourritures et occuper votre cuisine?
– Capitaine, votre pièce d’or, je le répète, vaut davantage qu’une vitre: mais vous êtes ici chez vous… et ma cuisine vous appartient.
Valencey d’Adana se tourna vers ses hommes:
– Dumesnil, allez chercher les chevaux et menez-les à l’écurie, mais sans desseller. La Mellerie, vous prendrez le premier tour de garde.
Ainsi fut-il fait.
Le baron, et plus encore sa vieille cuisinière, avaient regardé avec un intérêt amusé les quatre officiers s’occuper de cuisine. Gardant leurs armes, ils se cognaient parfois dans un bruit de sabres entrechoqués.
Lorsque tout fut prêt, on soupa mais Valencey d’Adana tint à ce que ce repas se déroule en cuisine.
On avait préparé une grande marmite de choux, carottes, raves, fèves, pois et quelques morceaux de viande et de lard coupé avec une extraordinaire finesse par le chirurgien Saint-Frégant. Puis on mangea des pommes. Les officiers acceptèrent du vin de Bordeaux en remerciant avec tant de reconnaissance que le baron de Penchemel en fut ému.
En revanche, il y eut un très léger incident concernant le pain. Le baron avait proposé son excellent pain biagé aux deux couleurs mais le lieutenant prénommé Mahé, après avoir remercié, refusa tout net:
– Nous avons du pain, monsieur.
Se levant, il rapporta d’un des havresacs un de ces médiocres pains d’orge réservés aux gens très misérables et comme le baron s’étonnait, il répondit:
– Il fut glissé à notre insu dans un des havresacs par un très démuni paysan républicain qui nous coucha en la grande pièce de sa chaumière où il dormait avec sa femme et ses sept enfants. Ce pain durci, il faut le finir.
– Mais il n’est point de très grande qualité!… répliqua le baron.
– Il a les inestimables qualités de ce qui vient du cœur!… répondit Mahé plus sèchement qu’il ne l’eût
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