La lanterne des morts
l’air dépité:
– Je n’ai sur moi que ces saletés d’assignats dont nul ne se réjouit en ce maudit pays!
– Parlez autrement de la monnaie de la République. Qui a l’or, serait-ce vous, baron?… demanda-t-il à Saint-Frégant qui secoua négativement la tête en s’adressant à un homme blond aux larges épaules:
– Ne serait-ce pas plutôt vous, baron?
Mahé rougit:
– Où avais-je donc la tête?
– Pas sur le collier de bois de la guillotine, Dieu merci!… commenta O'Shea avec son léger accent américain, provoquant les sourires de ses camarades tandis que, fouillant dans son havresac, Mahé en sortit une grosse bourse et déposa une pièce d’or – c’était cent fois le prix – d’un geste discret sur un coin de table.
Valencey d’Adana, toujours souriant, précisa:
– Elle est à l’effigie du roi George III d’Angleterre qui est en quelque sorte, et depuis fort longtemps, notre banquier. Nous avons chez lui une vaste créance…
Les six hommes rirent de bon cœur. Des rires durs. Des yeux et des dents de loups. Ceux-là, malgré leur propreté, vivaient dans les bois depuis des mois, songea Penchemel qui se croyait au milieu d’un rêve.
Quoi, surgissant d’un brouillard épais et glacé, des officiers de marine – si loin de la mer! – de la République approchaient en trompant son chien partout admiré pour son flair. Ils brisaient une vitre mais, chose jamais vue en Vendée, payaient pour qu’on la remplace. Ils avaient de l’or anglais mais une cocarde tricolore!… On comptait parmi eux deux barons et un marquis et leur chef, au chapitre de la noblesse, ne devait point être en reste, portant une bague à ses armoiries où l’on voyait une tour, une licorne et un dragon, signes d’aristocratie très haute et très ancienne. En outre, ils plaisantaient sur la guillotine. Et, pour compléter la folle impression, il y avait avec eux un officier de la marine américaine et une espèce de farouche sans-culotte!
Très déconcertant.
Le baron observa la pièce d’or, effectivement anglaise, et secoua la tête:
– Messieurs, c’est beaucoup trop!… Ou laissez-moi, en compensation, vous offrir à souper.
Affamés, tous regardèrent Valencey d’Adana qui respirait avec entêtement l’air de la pièce, comme s’il se trouvait soudain absent du monde.
Le baron de Penchemel n’osa renouveler la proposition, tant le capitaine de vaisseau paraissait troublé.
«Quel homme étrange!…» songea le baron en observant Valencey d’Adana, ce haut gradé de la marine républicaine décoré de la croix d’or de l’ordre de Saint-Louis – curieux paradoxe – qui portait quatre pistolets à la ceinture, un lourd sabre au côté et le manche d’un poignard dépassant du revers d’une de ses bottes.
Le capitaine de vaisseau fixa le baron droit dans les yeux et celui-ci nota que ce regard gris-vert, rieur un instant plus tôt, pouvait passer en un instant à une dureté minérale.
Valencey d’Adana respira de nouveau, longuement, douloureusement. Son visage se décomposa, il devint livide, tandis que ses mains tremblaient sans qu’il les puisse contrôler.
– Quel est ce parfum?.. demanda-t-il d’une voix blanche.
Le baron tenta de ne se point troubler:
– Quel parfum?
– Celui qui flotte encore dans cette pièce.
– Ah, ma fille, sans doute. Elle est partie… assez loin… voici une quinzaine de jours mais peut-être les coussins sentent-ils encore le…
– Non!… coupa l’officier.
– Je vous demande pardon?
– Non, non, non!… Ce parfum est unique!…
Il respira encore. Penchemel, gêné, découvrit une terrible expression de souffrance sur le visage de Valencey d’Adana. Le baron avait été militaire, il ne s’y trompait pas: cet officier de marine était ce qu’il avait vu de plus dur, un dieu de la guerre, le visage même du soldat éternel pour bas-relief de cathédrale et un simple parfum de femme semblait l’anéantir complètement, le bouleverser, le détruire: stupéfiant.
L'officier reprit:
– Ce parfum est unique, je le reconnaîtrais partout et toujours, même si un jour je deviens un vieil homme… C'est une composition. On l’obtient en mêlant rose de Hongrie, jasmin et une note de muguet dans des proportions très précises.
Affolé, Penchemel dut s’avouer que sa fille, qui aimait composer des parfums, possédait toutes ces essences bien qu’elle n’eût jamais songé à combiner ces trois-là ensemble. Seule
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