La lanterne des morts
choses…
Penchemel sentit la partie perdue. Une immense lassitude la gagna, s’ajoutant à la fatigue d’une nuit agitée et sans sommeil. Ce château représentait toute sa vie, et il doutait de pouvoir survivre à sa destruction. Pourtant, ces terreurs incessantes lui paraissaient plus insoutenables encore qu’une fin brutale.
Il haussa les épaules.
– Cette troisième chose n’en est point une, concernant un détail de cuisine.
Blacfort fut décontenancé:
– La cuisine?
Penchemel ne daigna pas répondre, irritant profondément Blacfort qui hurla:
– Depuis quand, une fois encore, décidez-vous à ma place de ce qui est important?
Le baron, cette fois, ne fut pas impressionné, haussant même le ton avec insolence:
– Depuis cet instant où je vous dis: prenez ma vie, brûlez mon château, tout cela m’indiffère à présent.
Une nouvelle fois, Blacfort sembla déconcerté. N’ayant de relations avec les autres qu’en s’appuyant sur le pouvoir, la force et la menace, que pouvait-il donc faire lorsque ces puissants leviers lui faisaient défaut?
Devinant le désarroi de son maître, et redoutant la destruction d’un confortable château où il espérait bien revenir, l’abbé intervint d’une voix douce:
– Allons, monsieur le baron, dites au général cette chose sans importance et qu’on en finisse: notre armée nous attend pour quitter votre château… peut-être indemne.
Propos habiles. Entrevoyant une possible issue, et n’ayant au reste rien à perdre en la circonstance, Penchemel n’hésita plus sur le parti à tenir:
– Votre capitaine de vaisseau est indifférent aux bons vins et à la nourriture. Mais il a au moins une fort étrange faiblesse que j’appris par ce lieutenant Mahé qui lui fit porter par ma servante un bol de chocolat chaud à l’orgeat et au lait de chèvre. Il sembla émerveillé par l’intention comme par le goût de ce breuvage sans aucun intérêt. Voyez comme la chose est de peu d’importance et…
Il se tut, stupéfait. Devant ses yeux, le visage du général venait de se décomposer. Il grimaça tel un enfant, les larmes jaillirent de son œil unique et il semblait tant souffrir que, chez tout autre, la scène eût suscité l’immédiate compassion du baron.
Le général se jeta sur un fauteuil, cachant son visage dans ses mains en gémissant:
– Du chocolat à l’orgeat, je m’en souviens si bien… Mais tout était si simple, à l’époque, si pur, si beau, si innocent…. Comme j’étais pur moi-même dans cette exigeante amitié… Oh mon Dieu, pourquoi cette boue, cet avilissement… Pourquoi le désir de me perdre m’a-t-il donné le goût des égouts?…
«Cet homme est fou!» songea le baron de Penchemel, effaré.
Mais comment eût-il pu deviner que même chez les monstres demeurent parfois comme des lambeaux d’enfance et de pureté qui leur crucifient l’âme dans la nostalgie définitive d’un Éden à jamais enfui?
Soutenant le général-comte agité de sanglots, l’abbé sortit en souriant grassement au baron:
– Votre château est sauvé!… Mais de grâce, conservez-moi donc de ce délicieux cognac…
Ahuri par ce dénouement inattendu, le baron ouvrit la haute porte-fenêtre et regarda le général se mettre en selle, l’air totalement absent.
On déploya drapeaux et étendards blancs à fleurs de lys puis les mille deux cents fantassins, les soixante cavaliers, les artilleurs et leurs canons ainsi que les chariots quittèrent la cour d’honneur dans les lueurs rouges du couchant qui menaient un combat désespéré contre le crépuscule.
Le baron secoua la tête et répéta:
– Il est fou, complètement fou!
Puis, comme par défi il ajouta:
– Vive la République!
24
Ils s’étaient arrêtés devant un moulin isolé dans l’intention d’y passer la nuit.
Le commodore O'Shea, qui avait accepté en catimini quelques vivres offerts par la vieille cuisinière de M. de Penchemel, prépara une excellente soupe aux choux, poireaux, lard et vin que l’on dégusta avec une de ces variétés de pain bis constitué de farine blanche et de gruau.
Il présenta même une bouteille de malvoisie à laquelle ses compagnons firent honneur à la notable exception de Valencey d’Adana lequel, par ailleurs, mangea fort peu.
Il n’était cependant pas dans les manières du commandant de La Terpsichore de faire subir aux autres ce qui pouvait altérer son humeur personnelle, aussi, avec un pauvre sourire,
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