La lanterne des morts
des plats de rêve, il répondit:
– Au château, nous dînions à midi, souvent de la viande froide. Le soir, au souper… Que mangions-nous donc, Mahé?
– Rosbif, entrecôte ou rôti. Jusqu’au jour où, nous trouvant en voyage, nous vîmes dans une ferme de pauvres paysans se presser au saloir pour dévorer un peu de charcuterie et du pain. Nous décidâmes alors de menus plus simples au grand désespoir du général, le père de mon ami.
L'abbé, savourant son entrecôte sauce cornichons, remarqua:
– La misère est grande, dans nos campagnes. Un de mes enfants de chœur m’avait dérobé le moule à hostie et mangeait celles-ci, qui ne sont pourtant qu’eau et froment sans levure ni sel.
Il engloutit un énorme morceau de viande en marmonnant:
– Oh oui, quelle misère!
– Que cela ne vous coupe pas l’appétit, l’abbé: vous êtes en quelque sorte à ma table, faisons simple, comme au château.
Un rayon doré du soleil couchant s’attarda dans la cellule et les quatre hommes le contemplèrent avec la nostalgie qui s’attache aux choses qu’on voit pour la dernière fois. Demain, ils seraient morts…
Valencey d’Adana ne voulait point ressentir cela songeant que la mort, comme tout le reste dès lors qu’on ne peut l’éviter, est une chose qui se prépare et qu’on doit toiser de haut. Balayant toute mélancolie, il souleva son bouledogue pour le montrer aux autres en disant:
– Messieurs, gardez les os de dindons pour La Fayette. Comme l’a remarqué le peuple de Paris, La Fayette adore ronger un os…
Mahé et O'Shea, qui savaient que leur ami n’éprouvait qu’une estime très mitigée pour le marquis de La Fayette, ne purent s’empêcher de sourire malgré les circonstances.
1 Cf. La Tour des Demoiselles .
32
C'était d’une folle audace. La justice incline même à parler de bravoure bien que la personnalité de celui qui fut l’auteur de tels actes ne soulève que réprobation et dégoût.
Quittant les terres de Vendée sur un coup de tête, s’exposant à de grands périls en voyageant en diligence, Nicolas de Refroicourt, comte de Blacfort, général vendéen et un des hommes les plus recherchés de France était venu passer quelques jours à Paris.
Et il ne le fit pas en solitaire puisque, multipliant les risques, la très belle et très voyante comtesse Marie-Charlotte de Juignet-Tallouart, sa maîtresse, l’accompagnait.
Par goût de la provocation, Blacfort s’était ingénié à croiser Robespierre, à dîner dans le même restaurant que Saint-Just, à s’effacer devant le fauteuil d’invalide de Couthon 1 qui l’avait remercié et enfin, l’attirant à sa table grâce aux œillades de la belle comtesse, à boire un verre de marasquin avec Hanriot, commandant général de la garde nationale.
Le couple s’affichait au théâtre et semblait éprouver une prédilection pour les endroits publics où l’on se fait remarquer davantage qu’ailleurs.
Poussant à l’extrême la provocation, Blacfort portait une tenue demi-deuil, celle qu’affectionnaient les quelques rares aristocrates décidés à marquer publiquement leur réprobation concernant l’exécution du couple royal. Comment ne pas se trouver frappé par l’aspect de Blacfort: chapeau rond noir haut de forme, cheveux frisés, boucles d’oreilles d’or en fleurs de lys, cravate de taffetas noir s’achevant par une dentelle, manchettes de batiste, gilet de drap noir, montre au gousset suspendue par une chaîne d’or mais où chaque heure était figurée par la couronne des rois de France, culotte de casimir noir serrée pour mouler les cuisses, bas de soie noire, souliers enduits de cire anglaise très brillante.
Mme de Juignet-Tallouart avait revêtu une robe en tissu d’indienne bleu pâle, des souliers rouges brodés de soie rose avec falbalas brodés de fil de soie bleu, un chapeau de feutre noir sans cocarde mais à rubans blanc royal. Enfin, par dérision, elle portait en boucles d’oreilles de petites guillotines en or.
Un ami bien évidemment royaliste leur avait prêté son hôtel particulier, belle demeure avec porte cochère ouvrant sur un jardin et des écuries avec remise pour les carrosses.
Sur les commodes superbes, signe de raffinement extrême, même les pieds en « S » étaient marquetés en bois des îles.
Il existait une seconde entrée, avec porte à heurtoir, donnant sur une ruelle et il s’agissait là, pratiquement, d’une maison indépendante
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