La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
Pompilius si fleuri, pansard et joufflu
lui demanda si c’était au service du prévôt qu’il avait thésaurisé
cette santé enviable.
– Oui. mon fils, répondit Pompilius ; mais ferme bien la
porte de peur que nul ne nous écoute.
Puis parlant tout bas :
– Tu sais, dit-il, que notre maître prévôt aime tous les vins et
bières, toutes les viandes et volailles d’amour tendre. Aussi
serre-t-il ses viandes en une huche et ses vins en un cellier dont
il a sans cesse les clefs dans son escarcelle. Et il s’endort les
mains dessus… La nuit quand il dort, je vais lui prendre ses clefs
sur la panse et les y remets non sans trembler, mon fils, car, s’il
savait mon crime, il me ferait bouillir tout vif.
– Pompilius, dit Ulenspiegel, il ne faut point prendre tant de
peine, mais seulement une fois les clefs j’en ferai sur ce modèle
et nous laisserons les autres sur la bedaine du bon prévôt.
– Fais-les, mon fils, dit Pompilius.
Ulenspiegel fit les clefs ; sitôt que lui et Pompilius
jugeaient, vers les huit heures de nuit, que le bon prévôt était
endormi, ils descendaient prendre à leur choix viandes et
bouteilles. Ulenspiegel portait les bouteilles et Pompilius les
viandes, parce que Pompilius tremblait toujours comme une feuille,
et que les jambons ni les gigots ne se cassent point en tombant.
Ils s’emparèrent plusieurs fois de volailles avant leur cuisson, ce
dont furent accusés plusieurs chats du voisinage, mis à mort de ce
fait.
Ils allaient ensuite dans la
Ketel-Straat
, qui est la
rue des folles-filles. Là ils n’épargnaient rien, donnant
libéralement à leurs mignonnes bœuf fumé et jambon, cervelas et
volailles, et leur donnaient à boire du vin d’Orléans et de
Romagne, et de l’
Ingelsche bier
, qu’ils nomment
ale
de l’autre côté de la mer, et qu’ils versaient à flots
dans le frais gosier des belles. Et ils étaient payés en
caresses.
Toutefois, un matin après le dîner, le prévôt les fit mander
tous deux. Il avait l’air redoutable, suçant, non sans colère, un
os à moelle en soupe.
Pompilius tremblait dans ses chausses, et sa bedaine était
secouée par la peur. Ulenspiegel, se tenant coi, tâtait
agréablement dans ses poches les clefs du cellier.
Le prévôt, lui parlant, dit :
– On boit mon vin et mange mes volailles, est-ce toi mon
fils ?
– Non, répondit Ulenspiegel.
– Et ce sonneur, dit le prévôt en montrant Pompilius, n’a-t-il
point trempé les mains dans ce crime ; car il est blême comme
un agonisant, à cause assurément que le vin volé lui sert de
poison.
– Las ! messire, répondit Ulenspiegel, vous accusez à tort
votre sonneur, car s’il est blême, ce n’est point d’avoir bu du
vin, mais faute d’en humer assez, de quoi il est si relâché, que si
on ne l’arrête, son âme s’en ira par ruisseaux dans ses
chausses.
– Il est de pauvres gens en ce monde, dit le prévôt buvant en
son hanap un grand coup de vin. Mais, dis-moi, mon fils, si toi,
qui as des yeux de lynx, tu n’as point vu les larrons ?
– J’y ferai bonne garde, messire, répondit Ulenspiegel.
– Que Dieu vous tienne en joie tous deux, mes enfants, dit le
prévôt, et vivez sobrement. Car c’est de l’intempérance que nous
viennent bien des maux en cette vallée de larmes. Allez en
paix.
Et il les bénit.
Et il suça encore un os à moelle en soupe, et il but encore un
grand coup de vin.
Ulenspiegel et Pompilius sortirent.
– Ce vilain ladre, dit Ulenspiegel, ne t’aurait pas seulement
donné à boire une goutte de son vin. Ce sera pain bénit de lui en
voler encore. Mais, qu’as-tu donc que tu trembles ?
– J’ai mes chausses toutes mouillées, dit Pompilius.
– L’eau sèche vite, mon fils, dit Ulenspiegel. Mais sois joyeux
il y aura ce soir musique de flacons dans la
Ketel-Straat
.
Et nous soûlerons les trois gardes de nuit, qui, en ronflant,
garderont la ville.
Ce qui fut fait.
Cependant, l’on était près de la Saint-Martin : l’église
était parée pour la fête. Ulenspiegel et Pompilius y entrèrent la
nuit, en fermèrent bien les portes, allumèrent tous les cierges,
prirent une viole et une cornemuse, et se mirent à jouer de leur
mieux de ces instruments. Et les cierges flambaient comme des
soleils. Mais ce ne fut point tout. Leur besogne étant faite, ils
allèrent près du prévôt, qu’ils trouvèrent debout, nonobstant
l’heure avancée, grignotant une grive, buvant du vin du Rhin
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