La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
était aussi
quelqu’un qui riait dans la cour de l’auberge et venait parfois
montrer le museau aux vitres. Ulenspiegel vit que c’était une femme
qui se cachait le visage. Pensant à quelque maligne servante, il
n’y songea plus, et voyant Lamme pâle, triste et blême à cause de
ses amours ventrales contrariées, il eut pitié et songea à
commander pour son compagnon une omelette aux boudins, un plat de
bœuf aux fèves ou tout autre mets chaud, quand le
baes
entra et dit, ôtant son couvre-chef :
– Si messires voyageurs veulent un meilleur souper, ils
parleront et diront ce qu’il leur faut.
Lamme ouvrit de grands yeux et la bouche plus grande encore et
regardait Ulenspiegel avec une angoisseuse inquiétude.
Celui-ci répondit :
– Les manouvriers cheminant ne sont point riches.
– Il advient toutefois, dit le
baes
, qu’ils ne
connaissent point tout ce qu’ils possèdent. Et montrant
Lamme : Cette bonne trogne en vaut deux autres. Que
plairait-il à Vos Seigneuries de manger et de boire ? une
omelette au gras jambon, des
choesels
, on en fit
aujourd’hui, des castrelins, un chapon qui fond sous la dent, une
belle carbonnade grillée avec une sauce aux quatre épices, de la
dobbel-knol
d’Anvers, de la
dobbel-kuyt
de
Bruges, du vin de Louvain apprêté à la façon de Bourgogne ? Et
sans payer.
– Apportez tout, dit Lamme.
La table fut bientôt garnie, et Ulenspiegel prit son plaisir à
voir le pauvre Lamme qui, plus affamé que jamais, se ruait sur
l’omelette, les
choesels
, le chapon, le jambon, les
carbonnades, et versait par litres en son gosier la
dobbel-knol
, la
dobbel-kuyt
, et le vin de Louvain
apprêté à la façon de Bourgogne.
Quand il ne sut plus manger, il souffla d’aise comme une baleine
et regarda autour de lui sur la table pour voir s’il n’y avait plus
rien à mettre sous la dent. Et il croqua les miettes des
castrelins.
Ulenspiegel ni lui n’avaient vu le joli museau regarder souriant
aux vitres, passer et repasser dans la cour. Le
baes
ayant
apporté du vin cuit à la cannelle et au sucre de Madère, ils
continuèrent à boire. Et ils chantèrent.
À l’heure du couvre-feu, il leur demanda s’ils voulaient monter
chacun à leur grande et belle chambre. Ulenspiegel répondit qu’une
petite leur suffisait pour deux. Le
baes
répondit :
– Je n’en ai point ; vous aurez chacun une chambre de
seigneur, sans payer.
Et de fait il les conduisit dans des chambres richement garnies
de meubles et de tapis. Dans celle de Lamme était un grand lit.
Ulenspiegel, qui avait bien bu et tombait de sommeil, le laissa
aller se coucher et fit comme lui promptement.
Le lendemain, à l’heure de midi, il entra dans la chambre de
Lamme et le vit dormant et ronflant. À côté de lui était une
mignonne gibecière pleine de monnaie. Il l’ouvrit et vit que
c’étaient des carolus d’or et des patards d’argent.
Il secoua Lamme pour l’éveiller, celui-ci sortit de sommeil, se
frotta les yeux, et regardant autour de lui, inquiet, il
dit :
– Ma femme ! Où est ma femme ?
Et montrant une place vide à côté de lui dans le lit :
– Elle était là tantôt, dit-il.
Puis, sautant hors du lit, il regarda de nouveau partout,
fouilla tous les coins et recoins de la chambre, l’alcôve et les
armoires, et disait frappant du pied :
– Ma femme ! Où est ma femme ?
Le
baes
monta au bruit :
– Vaurien, dit Lamme le prenant à la gorge, où est ma
femme ? Qu’as-tu fait de ma femme ?
– Piéton impatient, dit le
baes
, ta femme ? Quelle
femme ? Tu es venu seul. Je ne sais rien.
– Ha ! il ne sait pas, dit Lamme furetant de nouveau tous
les coins et recoins de la chambre. Las ! Elle était là, cette
nuit, dans mon lit, comme au temps de nos belles amours. Oui. Où
es-tu, mignonne ?
Et jetant la bourse par terre :
– Ce n’est pas ton argent qu’il me faut, c’est toi, ton doux
corps, ton bon cœur, ô mon aimée ! 0 joies du ciel ! vous
ne reviendrez plus. Je m’étais accoutumé à ne plus te voir, à vivre
sans amour, mon doux trésor. Et voilà que, m’ayant repris, tu me
délaisses. Mais je veux mourir. Ha ! ma femme ? où est ma
femme ?
Et il pleurait à chaudes larmes par terre où il s’était jeté.
Puis tout à coup ouvrant la porte, il se mit à courir dans toute
l’auberge et dans la rue, en chemise, et criant :
– Ma femme ? où est ma femme ?
Mais il revint bientôt, car les mauvais garçons le huaient
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