La Légion Des Damnés
doigts d'éclater en sanglots, et il n'était pas rare, en fait, de le voir verser des larmes de rage. Quand il était de service, nous briquions, lavions et rangions encore plus frénétiquement que de coutume...
Je me souviens d'un triste soir où Schnitzius était chef de chambrée. Ce pauvre bougre de Schnitzius était la tête de Turc par excellence, bon garçon jusqu'au bout des ongles, mais si désespérément simple d'esprit qu'il servait de repoussoir à tous ses supérieurs depuis les Stabsfeldwebels en descendant les degrés de l'échelle.
Schnitzius était aussi nerveux que nous l'étions tous, allongés sur nos couchettes à nous demander ce que nous avions bien pu oublier, cette fois. Nous pouvions entendre Geerner dans une des chambrées voisines. D'où nous étions, nous avions l'impression exacte qu'il était en train de réduire armoires et châlits en bois d'allumettes, à grands coups de botte. Le tout entrecoupé de jurons, de hurlements, de sanglots, chiens galeux, pourceaux merdeux, etc. De quoi pâlir, si nous n'avions pas été déjà blêmes. Geerner tenait la grande forme. Il serait bien échauffé quand il atteindrait la 26. Mieux valait courir le risque de quitter nos couchettes et de repasser toute la piaule au peigne fin. Ce que nous fîmes sans relever la queue d'un grain de poussière...
Tout le monde avait regagné sa place quand la porte claqua violemment contre le mur.
Oh ! si seulement quelqu'un d'autre que Schnitzius avait été chef de chambrée ce soir-là, quelqu'un de moins dégonflé !
Mais Schnitzius restait là sans mot dire, pâle comme un mort, le cerveau en court-circuit. Il ne pouvait que regarder Geerner avec des yeux épouvantés. Geerner le rejoignit d'un seul bond et rugit, le visage à cinq centimètres du visage de Schnitzius :
— Et ce rapport ? Je vais l'attendre toute la nuit ?
Plus mort que vif, Schnitzius débita la formule d'une voix tremblante.
— Tout est en ordre ? hurla Geerner. On présente des faux rapports, maintenant ?
— Non, Herr Unteroffizier, balbutia Schnitzius, pivotant lentement sur lui-même afin de toujours faire face au sous-off.
Durant plusieurs minutes, régna dans la chambrée le silence de la tombe. Seuls, bougeaient nos yeux. Nos yeux qui suivaient Geerner dans sa chasse à la poussière d'un bout à l'autre de la piaule. Un par un, il souleva les pieds de la table centrale et passa sa main par-dessous. Rien. Il examina les semelles de nos chaussures. Impeccables. Les fenêtres et le fil de la lampe. Néant. Il inspecta nos pieds avec l'attention passionnée de quelqu'un qui tombera raide mort s'il ne trouve pas quelque chose à redire.
Finalement, il promena autour de lui un regard haineux, endeuillé. Il semblait vraiment qu'il dût se résigner à ne pas nous avoir, cette fois. Il avait l'expression d'un type dont la maîtresse n'est pas venue au rendez-vous et qui doit retourner se coucher tout seul, avec ses désirs frustrés et sa déception douloureuse.
Il allait refermer la porte derrière lui quand il se ravisa brusquement.
— Tout est en ordre, hein ? Voyons un peu...
D'une ruée soudaine de fauve en fureur, il bondit sur notre cafetière, une énorme bouilloire d'aluminium d'une contenance de quinze litres. Il avait déjà découvert, à son grand regret, qu'elle était irréprochablement astiquée et remplie d'eau propre, selon le règlement. Mais chacun pigea tout de suite — et tous les cœurs manquèrent un battement — que Geerner avait encore trouvé autre chose.
Il examina, par la tangente, la surface de l'eau immobile. Bien que la bouilloire eût été remplie peu de temps avant l'arrivée de Geerner, quelques grains de poussière s'y étaient inévitablement déposés...
Le hurlement de Geerner eut quelque chose de fantastique :
— Vous appelez ça de l'eau propre ? Quel est le salaud qui a rempli cette bouilloire avec du jus de tinette ? Viens ici, espèce de fosse à purin ambulante !
Il monta sur une chaise et Schnitzius dut lui passer la cafetière.
— Gaaaarde-à-VOUS ! Tête en arrière et ouvre la gueule !
Lentement, tout le contenu de la bouilloire dégringola dans la bouche ouverte de Schnitzius aux trois quarts suffoqué. Quand ce fut terminé, le sous-off enragé balança la bouilloire contre le mur, sortit de la piaule en courant et mena grand vacarme dans la salle d'eau, charriant successivement une demi-douzaine de seaux pleins qu'il lança, à la volée, sur le
Weitere Kostenlose Bücher