La Légion Des Damnés
atteindre. Il se foutait de la guerre comme de son premier caleçon et je crois sincèrement que ni Dieu ni diable n'osèrent jamais se dresser sur sa route de crainte d'être ridiculisés. Tous les officiers de la compagnie le craignaient et l'évitaient comme la peste, car il était capable de leur faire perdre, parfois à jamais, tout prestige, rien qu*en les regardant innocemment dans les yeux.
A quiconque lui tombait sous la main, il n'omettait jamais de signaler qu'il était rouge. Il avait effectivement purgé douze mois à Oranienbourg pour activités communistes, activités qui s'étaient bornées, en 1932, à aider quelques copains à suspendre deux ou trois drapeaux sociaux-démocrates au clocher de l'église Saint-Michel. Cette plaisanterie lui avait coûté quinze jours de prison d'ailleurs promptement oubliés jusqu'à ce qu'en 1938, la Gestapo l'arrêtât sans crier gare et s'efforçât de le persuader qu'il connaissait la mystérieuse cachette de l'énorme, mais toujours invisible Wollweber, leader des communistes.
Brutalisé et réduit à la famine pendant une paire de mois, il fut ensuite traîné devant un tribunal qui s'appuya, pour le juger, sur un gigantesque agrandissement photographique représentant Porta et son drapeau rouge en route pour l'église Saint-Michel. Sentence : douze années de travaux forcés pour activités communistes et profanation de la maison de Dieu. Peu de temps avant l'ouverture des hostilités, comme beaucoup d'autres prisonniers, il fut gracié de la manière habituelle, c'est-à-dire balancé dans un bataillon disciplinaire. Les soldats ont ceci de commun avec l'argent qu'il importe peu d'où ils viennent...
Né à Berlin, Porta possédait au plus haut degré l'humour équivoque, la langue bien pendue et le culot fantastique du Berlinois type. Il lui suffisait d'ouvrir la bouche pour que tout le monde s'écroulât vaincu par le rire, surtout lorsqu'il affectait les inflexions traînantes et l'insolente arrogance d'un valet de hobereau prussien.
Il avait aussi un talent naturel, authentique, de musicien, jouait aussi bien de la guimbarde que de l'orgue d'église et trimbalait partout sa flûte, de laquelle il tirait des miracles, ses yeux rusés en boutons de bottine fixés droit devant lui, sa crinière rouge flottant au vent comme une meule de foin dans l'orage. Qu'il interprétât une scie populaire ou qu'il improvisât sur des thèmes classiques, les notes sortaient de l'instrument en dansant comme des choses vivantes. Aux yeux de Porta, une partition musicale était du quadruple hébreu, mais il suffisait que le Vieux lui sifflât la mélodie pour qu'il la reprît aussitôt comme s'il l'avait toujours connue, voire personnellement composée.
Il possédait, enfin, le don du conteur d'histoires né. La plus rocambolesque, avec lui, pouvait durer plusieurs jours, quoique méticuleusement inventée depuis A jusqu'à Z.
Comme tout Berlinois qui se respecte, Porta flairait à des kilomètres toute source possible de boustifaille, avec la manière de se la procurer et, s'il y avait le choix, laquelle était la meilleure. Sans doute fût -ce un Porta qui permit aux Hébreux de survivre, durant l'exode à travers le désert ?
Il soutenait qu'il avait beaucoup de succès auprès des femmes, mais à le voir de près, on ne pouvait s'empêcher d'en douter. Il était long comme un échassier, et maigre en proportion. Son cou de cigogne jaillissait tout droit du col de son uniforme et, quand il parlait, sa pomme d'Adam vous donnait le vertige par ses tressauts continuels. Des taches de rousseur clairsemaient au petit bonheur son visage triangulaire. Ses petits yeux porcins, de couleur verte, s'agrémentaient de longs cils blancs et paraissaient cribler ses interlocuteurs de fléchettes malicieuses. Sa tignasse d'un roux ardent se hérissait en permanence comme un toit de chaume. Son nez, Dieu sait pourquoi, constituait sa principale source d'orgueil. Quand il ouvrait la bouche, on apercevait une dent, seule au milieu de sa mâchoire supérieure. Il prétendait en avoir deux autres, mais comme il s'agissait de molaires, on ne pouvait pas les voir. Où l'habillement avait-il pu trouver des bottes assez grandes pour lui, mystère ! II devait chausser au moins du quarante-sept.
Pluton, le troisième membre du quatuor, était une montagne de muscles. Il avait le grade de Stabsgefreiter et s'appelait, en réalité, Gustav Eicken. Chez lui, ce n'était pas la politique,
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