La Légion Des Damnés
qu'on dut entendre à des kilomètres, et voluptueusement blindé jusqu'aux ouïes, apparut notre Porta. Lui aussi était en toilette de soirée avec plastron raide et queue-de-pie, chapeau haut de forme et monocle ! Il nous salua d'un de ces gestes que les mauvais romanciers français de la fin du siècle qualifiaient d'indescriptible et, nous hélant d'une voix affectée :
— Chéris ! Mes frères ! Laissez-moi me présenter : Comte de la Porta, par la grâce de Dieu. Et si je ne m'abuse, il me semble bien vous connaître... Où en est la fortune des armes allemandes ? Qu'on me fasse voir la liste des victoires d'aujourd'hui !
— Qu'est-ce que c'est, s'informa Tom Pouce, que ce fourbi arabe dans quoi tu te fais véhiculer ? Nos honnêtes wagons à bestiaux ne sont plus assez bons pour toi ?
— J'envisage de me faire transporter sur le front de l'Est dans ce bar à bras spécial exclusivement réservé aux meilleurs soldats de l'armée allemande, James...
Il s'adressait maintenant à moi.
— James, vous marcherez dans mon sillage et me passerez mon fusil quand j'en aurai besoin. Vous vous assurerez aussi que le meilleur tireur de toute l'Allemagne aura proprement visé avant de le laisser chatouiller la détente ! Nous ne pouvons tolérer aucune balle perdue, c'est une question de prestige.
— Et ton uniforme ?
— Messieurs, cette guerre est une guerre de gentlemen. J'ai donc endossé mon uniforme de gentleman... En plus de cette chaise à porteurs et de cette irréprochable redingue, j'ai gagné 2 300 lei et une très jolie boîte à musique dont je vais maintenant vous donner la primeur...
Il plongea dans les profondeurs de la chaise et revint avec une magnifique boîte à musique, qui faisait danser au son d'un frêle menuet deux bergères de porcelaine. C'était indubitablement un objet de valeur. Il en fit cadeau le surlendemain à un conducteur de tramway.
— Et finalement, reprit-il, j'ai gagné une maîtresse... Avec des cuisses et tout ce qui s'ensuit.
— Une quoi ?
— Quoi, une quoi ? coassa Porta en écho. Ignorez-vous donc, mes enfants, ce qu'est une maîtresse ? C'est un joujou de luxe pour les comtes et pour les barons. Ça possède des cuisses, des seins et des fesses. C'est précisément avec tout ça qu'on fait joujou. Ça s'achète dans des boutiques très chères où l'on boit du champagne en examinant les modèles. Ça doit se remonter avec un chèque pour pouvoir fonctionner, mais quand ça fonctionne, ça s'agite de bas en haut et de haut en bas jusqu'à ce que le ressort s'épuise et qu'il faille le remonter de nouveau, avec un autre chèque. Si l'on ne manque jamais de chèques, ça ne cesse jamais de fonctionner.
Porta lança une bouteille de vin à ses quatre porteurs en hurlant :
— Voilà du carburant, esclaves ! Buvez et soyez heureux !
Puis il nous tendit deux ou trois bouteilles de schnaps et conclut avec un geste large :
— Chantons à présent les louanges des chers dieux antiques !
Il emboucha la flûte et se remit à jouer, tandis que ses porteurs enchantés vociféraient en chœur :
Le temps est venu de vider la coupe rase. Le temps est venu de battre le sol des danses de nos pieds déliés, Le temps est venu de couvrir la couche des dieux...
Je criai à l'adresse de Porta.
— Eh ! où est-ce que tu es allé pêcher ton Horace ?
Il riposta impudemment qu'il avait lui-même composé ces vers.
— Sans blague ? rétorqua le Vieux. Je te croyais pas si âgé ! Les Romains — pas les Roumains ! — chantaient déjà ça il y a deux mille ans !
Les esclaves de Porta nous fournirent une description vivante des événements de la nuit écoulée. Porta avait joué au poker avec un jeune baron, tous deux trichant si grossièrement qu'un nouveau-né s'en serait rendu compte. Bien entendu, Porta avait tout gagné y compris les vêtements du baron. Après ça, ils avaient festoyé tous ensemble et les quatre joyeux drilles transportaient maintenant Porta chez la jeune dame que l'infortuné baron avait également jouée et perdue.
Nous assistâmes au redémarrage trébuchant de la procession, secouant la tête et serrant précieusement nos bouteilles de schnaps.
Tard dans l'après-midi, les quatre esclaves déposèrent Porta, chaise, flûte et tout le reste, devant le mur de la caserne. Nous étions sur le qui-vive et, dès qu'il fut en sécurité, à l'infirmerie, nous achetâmes la complicité d'un jeune toubib qui le garda sous son aile
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