La Légion Des Damnés
t'occupe pas d'eux. Nous, on fait comme s'ils n'existaient pas. Ils sont mesquins et méprisables. On leur glisse dessus quelquefois, bien sûr, on ne peut pas toujours éviter de marcher dedans. Mais après, on s'essuie les pieds et on continue...
Je débouchai la bouteille de cognac.
— Buvons à la gloire des pieds bien essuyés...
Dehors, les montagnes filaient et défilaient devant les fenêtres, avec la pluie, les poteaux télégraphiques et le crépuscule. Puis l'obscurité vint nous tenir compagnie. Quand nous nous réveillâmes, il était trois heures du matin, et nous aurions dû descendre à Hochfil-zen vers minuit un quart.
— Innsbruck. Innsbruck, graillonnait le haut-parleur qui nous avait réveillés.
Nous dégringolâmes du train, ivres de sommeil. Ursula fit un brin de toilette dans les lavabos tandis que je téléphonais à tous les hôtels de la ville.
Je la retrouvai sous l'horloge, comme convenu.
— Tu as une chambre ? s'informa-t-elle.
— Oui. Hôtel Jägerhof.
— Maintenant, j'ai froid. Ça n'a pas été facile ?
J'avais appelé vingt-trois hôtels, mais je prétendis que ç'avait été très facile, qu'ils n'avaient pu résister longtemps à ma belle voix de baryton. La salle des pas perdus était déserte et plongée dans la pénombre. Quelqu'un bousculait un seau quelque part et, non loin de nous, un balayeur répandait méthodiquement de la sciure de bois sur les dalles aux vives couleurs.
— Lune de miel à Innsbruck, dit-elle. Ça t'ennuie ?
— Non. Il y a aussi des montagnes, dans le coin ! donne-moi ta valise...
La place, devant la gare, était également déserte. Il avait plu et le fond de l'air était glacial. Où diable pouvait percher l'Hôtel Jägerhof ?
Je chuchotai :
— Attends-moi une minute.
Et je réintégrai le grand hall de la gare. Plus une âme en vue, mais, près du kiosque à journaux, s'ouvrait une cabine téléphonique. Avec un peu de veine, je pourrais peut-être obtenir un taxi...
— Vous, là-bas !...
Je lâchai la poignée de la porte. La cabine téléphonique se referma derrière moi, avec une sorte de soupir.
— Suivez-moi immédiatement !
Le bureau de la police militaire était cruellement illuminé. Je sentis perler de la sueur, à la racine de mes cheveux. Ces lumières étaient trop blanches.
Même aujourd'hui, une lumière trop blanche possède encore le pouvoir de me faire transpirer.
Le sous-off de service interrogea du regard les deux types qui m'avaient amené. Puis scruta curieusement mon visage.
— Alors ?
Figés au garde-à-vous, les deux autres expliquèrent :
— Nous l'avons trouvé qui rôdait à l'intérieur de la gare.
Le sous-off se retourna vers moi.
— Qu'est-ce que vous foutiez ici à cette heure de la nuit ?
J'avais pris le garde-à-vous, moi aussi.
— Je voulais appeler un taxi. Ma femme et moi sommes venus à Vienne, par l'express de nuit, pour passer ici ma permission. Voilà mes papiers...
Il les examina.
— Un taulard en permission ! Ça paraît bizarre, à première vue !
Je m'efforçai de soutenir son regard. Une mouche bourdonnait, bourdonnait... Traversait la pièce en zigzag.
— Où est votre femme ?
— Elle m'attend dehors, près de la sortie principale.
Il fit signe à l'un de ses sbires.
— Allez la chercher.
J'écoutai résonner les bottes du gars, dans la salle des pas perdus, suivis machinalement le vol capricieux de cette mouche... idiote... Le sous-off, bougea sur sa chaise. Une tête ensommeillée apparat dans l'entrebâillement d'une porte.
— Quelle heure est-il ?
— Trois heures et demie.
La tête s'escamota.
— Vous avez votre ticket ?
Je sursautai. Pouvais-ie dire que je l'avais jeté ? Il voudrait savoir si je n'avais pas eu de billet de retour pour Vienne. Il voudrait voir aussi le ticket d'Ursula. Nous n'avions aucun moyen de nous en sortir.
— Ce billet n'est que pour Hochfilzen. Vous... avez une explication ?
— Nous avons dormi. Et nous ne nous sommes réveillés qu'à Innsbruck.
— Vous voulez dire que vous avez fait tout ce chemin sans payer ?
— Oui. Nous n'avons eu que le temps de descendre ici. Mais nous sommes prêts à payer la différence...
Il ne répondit pas. Le téléphone sonna. Il décrocha le récepteur.
— Police de la gare... Qui ça ? Un instant...
Il fit courir son index sur une liste affichée au mur, près de lui.
— Non, je n'ai pas ce nom-là... C'est sûrement une erreur... Oui,
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