La Légion Des Damnés
pendant les deux jours de sommeil réparateur dont il eut besoin pour cuver son équipée. Durant la guerre, il trimbala son smoking soigneusement plié dans le fond de son paquetage. De temps à autre, il l'endossait, chaque fois qu'il estimait judicieux de fêter quelque chose, et je reverrai toujours, sur l'écran de mon souvenir, sa silhouette dégingandée parader en frac et plastron blanc dans les tranchées du front de l'Est.
Peut-être la chaise à porteurs est-elle toujours à la même place, au pied du mur de cette caserne de Bucarest, et commémoration paisible d'un événement obscur, mais glorieux de la guerre ? Si tel est le cas, je pense que les Roumains doivent la regarder d'un œil moins sombre que les ruines laissées derrière elles par les armées « alliées » de la grande Allemagne s'il y avait eu davantage de Porta et beaucoup moins de capitaines du type Meier, il ne fait pas de doute que nous aurions conquis tous les peuples et vaincu tous nos ennemis en faisant d'eux nos amis, nos frères. Nous les aurions vaincus, non sur les champs d'horreur, mais dans de vastes concours de beuverie qui possèdent au moins l'avantage de satisfaire quiconque y participe... Et ne guérit-on pas mieux, au surplus, d'une gueule de bois que d'une jambe arrachée par un éclat d'obus ?
Nous avions échangé bien des lettres affectueuses depuis que nous nous étions séparés à Fribourg, mais dans toutes les lettres d'Ursula, je trouvais une note décourageante qui me faisait à moitié perdre la boule en me plongeant dans cet enfer des sentiments non payés de retour, tandis que m'empoignait le désir de lui démontrer qu'elle se trompait, qu'elle m'aimait, elle aussi, mais ne voulait pas se l'avouer...
Sa réponse à mon télégramme me parvint dans la soirée :
RENDEZ-VOUS VIENNE. STOP. ATTENDS-MOI BUFFET PREMIERE CLASSE. STOP. URSULA
Ursula
URSULA n'était pas au rendez-vous. Son train devait avoir du retard. Elle allait arriver d'un instant à l'autre. De la table que j'avais choisie, je pouvais surveiller la porte. Il y avait un courant continu d'entrées et de sorties, et parfois tant de gens pénétraient ensemble dans la salle que je ne pouvais embrasser le groupe d'un coup d'œil et me levais d'un bond, en proie à une sorte de fureur.
Plus d'une heure s'écoula.
Je tirai ses lettres d'une poche intérieure et les relus pour la millième fois, ligne par ligne, jetant, après chaque ligne, un regard vers la porte. Brusquement, la panique m'envahit : n'étais-je pas resté trop longtemps sans relever la tête ? Peut-être était-elle entrée, pendant que je lisais une lettre ? Peut-être ne m'avait-elle pas vu ? Peut-être était-elle repartie ? Peut-être avait-elle déjà repris un train pour Munich ?
Au bout de deux heures, je quittai le buffet, demandai si le train de Munich avait du retard. On m'apprit qu'il était arrivé une heure avant le mien. "Le type était poli, amical, mais pas du tout captivé par mon problème personnel. Dont je ne lui soufflai mot ! Mais qui devait pouvoir se lire sur mon visage...
Vide, indécis, je marchai au petit bonheur. Qu'est-ce que j'étais venu foutre à Vienne ? Je regagnai ma table, au buffet et restai là, assis, prostré, les yeux dans le vague, essayant de réfléchir, pleurant intérieurement, échafaudant des théories, inventant pour la découvrir mille plans ingénieux, supposant mille événements capables de justifier son absence et haïssant le monde entier tandis que dans la salle, autour de moi, les voix bourdonnaient, la vaisselle cliquetait, les deux caisses enregistreuses ronflaient et s'ouvraient et se refermaient. Tout le monde était occupé à servir ou à manger, à bavarder ou à rire, bref, à vivre.
J'étais le seul que personne ne connaissait, dont personne ne s'occupait et qui, ne pouvant vivre, devait simplement rester assis, de plus en plus hagard, tandis que sa vie intérieure prenait des formes de plus en plus fantastiques. Je ne pense pas qu'il puisse exister un être plus anormal que l'individu qui, tranquillement assis dans une salle de restaurant, attend vainement sa bien-aimée. L'heure de notre rendez-vous était maintenant passée depuis plus de trois heures ; elle ne viendrait pas. Ma folie était d'une espèce particulièrement douloureuse, et qui peut-être fût restée incurable, si elle n'était pas venue.
Mais elle vint, douce et gracieuse et svelte comme une flamme. Mes doigts écrasaient la cigarette
Weitere Kostenlose Bücher