La Légion Des Damnés
joufflus, gros garçons blonds et filles caquetantes allant et venant sans cesse en quête de tartines. Et un grand type costaud qui rentre le soir. Un type puissant comme un ours. Pas moi.
— Allons, mange au lieu de t'apitoyer sur ton propre sort. Tu es déjà très bien comme ça. Et j'espère des tas de choses après le petit déjeuner. Mais d'abord, il faut que tu manges. Ces deux œufs, encore. Après ça, je me plierai de bonne grâce à tes raffinements orientaux...
— Voyons, voyons, c'est une chose qu'on ne peut pas faire !
Je tournais et retournais le pain dans ma bouche, sans parvenir à l'avaler.
— Quoi ? Qu'est-ce qu'on ne peut pas faire ?
— S'empiffrer calmement en attendant la suite.
— Qui te parle d'attendre la suite ? Elle viendra bien d'elle-même. Pour l'instant, mange. Tiens, bois ce verre de lait, tu dois avoir soif. Tu ne te relèveras pas avant d'avoir du ventre, même si je dois te gaver comme une oie. N'oublie pas que je suis doctoresse et par conséquent bien placée pour cataloguer tes symptômes. Tu souffres d'un manque de vitamines et de pas mal d'autres manques... même si tu t'y connais en subtilités orientales !
— Ça oui, je suis très, très connaisseur.
— Et puis-je te demander où tu as appris tout ça ?
— Quand j'ai reçu ton télégramme, je me suis entraîné sur neuf mille odalisques et sur un tambourinaire turc spécialement importé de Constanza.
Je bus et mangeai tout ce qu'elle me donna. Puis nous passâmes aux subtilités orientales et ce, je dois le dire, à notre mutuelle satisfaction. Il est ridicule d'affirmer que les hommes ne cherchent que ça. Les hommes cherchent ce que cherchent aussi les femmes. Ils cherchent ce qui est la racine et l'aliment de toute culture : la connaissance.
Nous montâmes ensuite jusqu'au petit monastère juché à flanc de montagne, que nous fit visiter un prêtre aux cheveux blancs. Et la montagne ne nous déroba aucun de ses trésors. Nous rencontrâmes des troupeaux de chèvres et de vaches hautes en couleur, gardées par un berger pittoresque barbu jusqu'au ventre et chaussé de gros souliers alpins. Plus loin, nous nous installâmes sur une pente pour contempler un village aux ruelles sinueuses, aux maisons peintes de couleurs vives comme des jouets d'enfants. Les cloches suspendues au cou des vaches scandaient gaiement le chant de quelques filles et d'en haut descendait la réponse allègre « Holidorio ! Holidorio ! » Il y avait même un aigle dans le ciel. Un aigle véritable, une créature vivante et non l'aigle héraldique qui tenait l'Europe dans ses serres sanglantes.
Un paysage aussi ostensiblement idyllique peut devenir très vite insupportable. Tout y est trop beau, trop clair ; trop calmes les pics enneigés. Trop en désaccord avec une âme agitée. Il fallait alors reprendre la route, ou dormir dans la chaleur odorante, bourdonnante de mille insectes.
Idylle en montagne. Repas gargantuesques arrosés de vin du Rhin servi dans des timbales ambrées. Ma main sur la cuisse d'Ursula qui se dérobe et cette sensation, brusquement, d'abîme prêt à m'engloutir : plus que deux jours, plus que deux...
— Songe qu'il nous reste encore deux jours. Encore deux jours, tu te rends compte ?
Ce qui ne l'empêcha nullement de pleurer et d'être aussi malheureuse que je l'étais moi-même. L'aubergiste nous cria : « Grûss Gott » et nous suivit des yeux, gravement, tandis que nous repartions sur la sente abrupte. Au bout de quelques minutes, Ursula se retourna. Il nous observait toujours et toujours gravement il leva le bras pour un dernier adieu.
— Quel chic bonhomme ! s'exclama-t-elle.
— Oui.
Elle posa mon bras sur son épaule.
— Tu n'as pas l'air de comprendre quel enfer serait ma vie si je tombais amoureuse de toi !
— Amoureuse de moi ? Mais je croyais que tu l'étais...
— Alors que je me tue depuis toujours à te répéter le contraire ! C'est décourageant... De toute façon je n ai pas pu ne pas répondre à ton appel. Tu es... tu es quelqu'un que les femmes n'ont pas l'habitude de rencontrer. Moi, en tout cas. Peut-être parce que je ne suis pas spécialement...
— Oh ! si, tu l'es ! Tu l'es même énormément !
J 'avais son sein dans ma main. Elle m'attrapa le bras et le remit sur son épaule.
— Ne parlons pas de ça, veux-tu ? C'est déjà suffisamment embrouillé. Mais je... je ne sais pas comment dire...
— Moi, je sais. Tu veux dire que tu n'es pas
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