La Légion Des Damnés
l'ambulance, nous discutâmes les termes du rapport que le Vieux allait devoir rédiger. Nous nous mîmes d'accord pour dire qu'il avait essayé de grimper sur le tank par le côté, et qu'à ce moment-là Porta avait fait machine arrière, pensant que je venais de lui donner le signal convenu. Hans avait glissé, et s'était fait coincer le pied. C'était plausible, sans doute, mais pas inattaquable, pour la bonne raison qu'il était strictement interdit de grimper sur un tank par le côté. Il fallait toujours embarquer par le devant, sous les yeux du conducteur.
Et bien entendu, ça paraîtrait bizarre qu'il se soit fait écraser le pied juste avant une offensive.
— Bizarre ou pas, on s'en fout ! déclara le Vieux. On sait tous très bien à quoi s'en tenir, mais tant qu'ils ne pourront rien prouver, tout ira bien. Et ils ne pourront rien prouver tant qu'on s'en tiendra tous à cette explication.
— Tout ce qu'il faut souhaiter, dit Porta, c'est qu'ils ne le cuisinent pas un peu trop longtemps, les bandes de vaches !...
Sommeil de brutes. Réveil à une heure. L'heure de monter à l'attaque.
Tom Pouce alluma un rat de cave et, bien qu'à peine réveillés, nous nous préparâmes à sa lueur vacillante. Assis dans la paille, Porta grattait furieusement sa poitrine étroite, tignasse rousse braquée vers tous les azimuts. Le Vieux et Pluton attrapaient des poux qu'ils jetaient dans la flamme du rat de cave où les bestioles se désintégraient avec une petite explosion, en dégageant une odeur huileuse, nauséabonde.
En moins d'un quart d'heure, nous fûmes harnachés et, tremblant de froid, tout le monde grimpa dans le tank. Nous avions noué soigneusement nos écharpes graisseuses, tiré nos casquettes jusqu'aux oreilles et chaussé nos lunettes de neige. Quelle différence il y a entre le jeune héros rubicond, droit comme un I, dont le regard fier scrute implacablement les étendues conquises, quelle différence il y a entre ce guerrier adoré des femmes que l'on voit sur les articles de recrutement de tous les pays du monde, et le pauvre diable effrayé, enrhumé, reniflant, au visage cireux et à l'haleine chargée qui constitue la réalité de la guerre. Si les artistes qui dessinent ces affiches mesuraient ce que la tâche qu'ils entreprennent avec leur art ridicule peut avoir de tragique, ils chercheraient un autre genre de gagne-pain. Mais ils n'en trouveraient sans doute pas, car, à bien y regarder, on s'aperçoit rapidement qu'il n'y a que des artistes de six ou septième ordre qui prostituent leur « art » dans ces barbouillages subventionnés. Les affiches de recrutement militaire sont invariablement l'apanage des talents les plus médiocres du monde entier.
Tous les moteurs du bataillon bourdonnaient et grondaient d'un bout à l'autre du village. De temps en temps, un bref éclair jaillissait d'une torche électrique, mais, en dehors de ces lueurs éphémères, régnait partout une obscurité d'encre. Les "moulins à café " — c'était le nom que nous donnions aux appareils russes, à cause de leur ronronnement asthmatique — tournaient, invisibles, au-dessus de nos têtes, nous survolant parfois de si près que nous percevions un instant le bruit de leurs moteurs, perdu dans le vacarme infernal des nôtres.
Nous sortîmes du village par compagnies. La nuit était d'un noir opaque et le plus difficile était de ne pas emboutir le tank précédent. Pour faciliter la tâche de Porta, qui avait en main les commandes de notre char, Pluton et moi nous étions installés sur la tourelle et lui communiquions nos instructions par téléphone.
Nous progressions en ferraillant à cinquante, cinquante-cinq à l'heure. Brusquement, il y eut un bruit d'allumettes brisées, en beaucoup plus fort. Une demi-minute plus tard, le bruit se reproduisait, et de gros morceaux de bois frôlèrent nos oreilles. Quand cet étrange incident se fut répété cinq fois de suite., nous comprîmes que nous étions en train de descendre les poteaux téléphoniques et ramenâmes Porta sur la chaussée. Un peu plus loin, nous faillîmes entrer en collision avec le tank de devant, qui s'était arrêté près d'un pont que les chars ne pouvaient franchir qu'un seul à la fois. Il fallait qu'un homme se tînt de chaque côté du pont, afin de guider nos monstres à l'aide de cigarettes allumées. Quelques centimètres à droite ou à gauche et les eaux de l'Upa recueilleraient la proie qu'elles attendaient.
Vers
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