La Légion Des Damnés
trois femmes revirent-elles la France, je n'en sais rien, mais je sais que le train parvint à sa destination sans avoir trop souffert.
Six semaines après cette séparation, un résistant français tua le frère de Fleischmann, au Mans, d'une balle dans la nuque, et lui prit son revolver. Si ce patriote français avait connu l'histoire des trois femmes déportées, il n'aurait jamais agi de cette manière. Mais ça, c'est la guerre dans toute sa splendeur. Monstrueuse jusqu'à l'absurde.
Notre train roulait vers l'est à destination des steppes immenses et des noires forêts sauvages de Russie. Nous maintenions le poêle au rouge vif, dans notre wagon, mais nous étions gelés. Nuit et jour, nous restions tassés sur nous-mêmes dans nos capotes, avec nos casquettes tirées jusque sur les oreilles. Mais nous avions beau bourrer le poêle, endosser lainage sur lainage et nous serrer les uns contre les autres, nous étions toujours irrémédiablement, misérablement gelés...
A l’eglise
N OUS pénétrâmes dans la gare de Pinsk au sein d'une tempête de neige. On nous servit des fayots, à la cantine de la Croix-Rouge, et pour une fois il y en avait une telle quantité que chacun put se lester confortablement l'estomac.
Une des sœurs de la Croix-Rouge recommanda au Vieux d'aller voir une magnifique vieille église qui se dressait juste derrière la gare, et comme nous n'avions rien de mieux à faire, toute la bande partit du pied gauche...
Très vieille et tout imprégnée de l'encens des siècles, l'église était vraiment magnifique, pleine de trucs massifs et de sculptures délicates, de dorures somptueuses et de confort catholique, de petites lampes et de petites flammes et de petits recoins garnis de saints familiers peints de couleurs vives et simples, avec, au centre de la nef, un immense espace, assez haut pour laisser monter sans entraves les âmes de bons enfants du Seigneur vers le Divin Royaume prêt à les accueillir.
Porta trouvait plutôt ridicule d'aller bayer d'admiration dans une église et ne se faisait point faute de nous mettre en boîte.
Puis il découvrit l'orgue et, souriant aussitôt comme un enfant excité, il s'exclama :
— Maintenant, vous allez entendre quelque chose !
Nous trouvâmes l'escalier menant aux claviers des grandes orgues. Porta nous demanda de passer derrière le bidule pour manœuvrer les soufflets, mais Pluton nous fit signe de rester tranquille. A lui seul, il avait la force de trois hommes ordinaires et suffisait amplement à cette besogne. Porta nous décocha un nouveau sourire et s'assit sur le siège de l'exécutant.
— Maintenant, mes chéris, vous allez voir comment Joseph Porta joue de l'orgue !
Perché sur la rambarde de la galerie, le Vieux ôta de ses lèvres la pipe qu'il avait fabriquée lui-même.
— Envoie-nous ce morceau de Bach que tu m'as joué une fois, en Yougoslavie.
Porta ne savait pas de quel morceau il s'agissait, mais Tom Pouce lui en siffla quelques mesures. C'était la Toccata et Fugue de Jean-Sébastien Bach. Dès qu'il eut identifié l'air qu'on lui réclamait, Porta s'illumina. Puis il glapit à l'adresse de Pluton :
— Pédale, vieux gibier de galère et Joseph Porta, Obergefreiter par la grâce de Dieu, va vous montrer ce qu'il sait faire...
Il respira profondément et ses traits se vidèrent de toute expression comme un verre sale rincé d'un résidu de bière éventée avant de recevoir une rasade de vin noble.
Et Porta se mit à jouer. Il avait l'air de s'amuser, de n'attacher aucune importance à ce qu'il faisait, mais les notes jaillissaient dans l'église comme des essaims d'oiseaux, les uns minuscules et prestes comme des libellules, les autres majestueux et brassant l'air de leurs ailes. Quand il eut terminé, un éclat de rire traduisit notre enthousiasme. Il alluma une cigarette, s'assit plus confortablement. Le Vieux me poussa du coude et, sans le quitter des yeux, chuchota :
— C'est maintenant que tu vas entendre quelque chose. Maintenant qu'il est vraiment en train...
Le Vieux était comme un père orgueilleux dont le cœur s'emplit d'affection au spectacle du vrai mérite.
Porta se garda de le décevoir. Il jouait réellement, d'instinct, comme un maître. En sourdine, tout d'abord, caressant légèrement les touches, absent et comme hypnotisé par sa propre musique. Ce furent successivement Die Himmel rühmen des Ewigen Ehre, de Beethoven ; puis la berceuse anonyme Schlafe, men Prinzchen,
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