La Légion Des Damnés
l'éviter mais de continuer tout droit, en laissant derrière soi une bouillie informe. Une drôle d'impression. Drôle parce qu'on ne ressent absolument rien. On se rend compte, simplement, qu'on est provisoirement incapable de ressentir une émotion quelconque. Demain, peut-être, ou dans une semaine, un mois, un an, cinquante ans. Mais sur le moment, rien. On n'en a pas le temps. On sait seulement qu'il se passe quelque chose, que l'on enregistre mécaniquement des sons et des images qui sont tout de suite poussés de côté, pour analyse ultérieure.
Nous fîmes la connaissance des chars russes les plus lourds, énormes mastodontes de quatre-vingt-dix ou cent tonnes équipés d'un gros canon de 22 centimètres. Ils étaient trop lents, cependant, pour nous inquiéter bien sérieusement. Nous les détruisîmes l'un après l'autre sans grande difficulté.
Après huit semaines d'avance ininterrompue, notre puissance de combat s'épuisa et nous nous établîmes à Podolsk, au sud-ouest de Moscou. Nous tombions, malheureusement, au beau milieu de l'hiver russe, dont la rigueur ne connaît point de borne. Des milliers de soldats allemands moururent gelés. Un interminable convoi dut être organisé pour renvoyer chez eux tous ceux que la gangrène avait amputés d'un bras ou d'une jambe.
Notre ravitaillement touchait à sa fin. Nous n'avions plus ni munitions, ni carburant. Nous étions exilés au cœur de la Russie par des températures de moins
58° et personne ou presque n'avait de fourrures ni d'autre équipement d'hiver pour résister aux tempêtes hurlantes. Nos pieds et nos mains nous faisaient tellement souffrir qu'il n'était pas rare de nous entendre crier ou gémir comme des gosses. Monter la garde pendant plus de dix minutes d'affilée signifiait une mort certaine. Tout homme atteint par une balle restait figé par le gel dans la position où le projectile l'avait trouvé. C'était un incident quotidien que de découvrir un cadavre raide comme du bois appuyé contre un tronc d'arbre ou la paroi d'une tranchée.
C'était au tour des Russes de prendre l'initiative et leurs troupes sibériennes, rompues à la guerre d'hiver, ne tardèrent pas à nous inspirer un respect illimité. Elles nous harcelaient nuit et jour, sans cesse et sans merci. Le manque de carburant paralysait nos tanks ; mais même si nous avions eu à notre disposition toute l'essence du monde, ça n'aurait rien changé, car les moteurs étaient gelés, grippés, inutilisables. Quand on y touchait, les commandes vibraient comme des bâtons de verre.
Le 22 décembre 1941, après trois semaines d'attaques diurnes et nocturnes continues, nous nous repliâmes au sein d'une tempête de neige. Nous avions fait sauter tous nos chars pour les empêcher de tomber aux mains de l'ennemi. Epuisés, aveuglés par la neige, nous nous traînions péniblement vers l'ouest.
Je marchais entre Porta et le Vieux, et j'étais si malade de froid, de faim et d'épuisement qu'ils devaient pratiquement me porter, de temps à autre, pour me permettre de continuer. Quand je m'effondrais dans la neige, ils m'injuriaient et me tapaient dessus jusqu'à ce que je redémarre. C'est grâce à leur obstination que Tom Pouce et moi ne partageâmes point le sort de milliers d'hommes qui restèrent allongés dans l'immensité blanche, simplement parce qu'il semblait si facile de ne plus bouger et d'attendre la mort par congélation. Les Russes étaient perpétuellement accrochés à nos basques. Le froid ne signifiait rien pour eux. Ils étaient toujours en état de combattre.
En tant que régiment disciplinaire, nous formions naturellement l'arrière-garde, comme nous avions formé l'avant-garde au temps où l'offensive nous appartenait.
Un peu au sud de Kalinine nous reçûmes l'ordre de creuser des trous dans la neige et de tenir la position — il s'agissait du petit village de Goradnja — coûte que coûte... Suivirent des jours intolérables durant lesquels l'infanterie russe vint littéralement s'écraser sur nos positions. Des milliers de morts s'amoncelaient devant nos tranchées, mais obstinément, opiniâtrement, les Russes rejetaient chaque fois de nouveaux effectifs dans la bataille. Cet épisode fut l'un des grands massacres de la guerre.
Le Vieux avait été nommé chef de notre section, qui comprenait douze hommes. Une nuit, les Russes parvinrent finalement à enfoncer nos lignes sur une profondeur de près de vingt-cinq kilomètres. Je tenais un nid
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