La Légion Des Damnés
une femme en manteau de fourrure, aux jambes gainées de bas de soie. Près d'elle, une jeune fille en vêtements de travail. Il y avait même, en dépit du froid pénétrant, une ou deux autres femmes vêtues de légères robes d'été.
Nous roulions vers l'est, mais quelle était notre destination exacte, personne ne le savait. L'appel avait lieu trois fois par jour. La méthode habituelle consistait à nous ranger sur un rang. Puis un soldat passait derrière nous, et gratifiait chaque prisonnier d'un bon coup de fouet en comptant à voix haute. Un matin, il donna un coup de fouet de moins que d'habitude. On s'aperçut, après enquête, qu'un ancien officier s'était évadé au cours de la nuit. Le « prisonnier en chef » de notre wagon paya cette évasion de sa vie.
A Kuybjschev, sur la Volga, plusieurs autres charretées de prisonniers furent rattachées à notre train. Chaque jour, quelques-uns d'entre nous mouraient de froid, d'inanition, d'épuisement, mais nous devions conserver leurs cadavres et les sortir à chaque appel, afin que le nombre fût complet et qu'ils pussent, eux aussi, recevoir le coup de fouet réglementaire. Lors d'une halte à Bogolowsk, au cœur de l'Oural, nos gardiens durent perdre la tête, pour une raison quelconque, car ils ouvrirent brusquement la porte et lâchèrent une volée de coups de feu à l'intérieur du wagon où nous étions tassés comme des sardines en boîte. Puis la porte se referma, dans un concert de gros rires.
Deux des femmes se mirent à hurler comme des chiennes, les yeux fixes et l'écume à la bouche. Je m'occupai de la plus proche, avec l'aide de Fleischmann, tandis que deux autres soldats empoignaient la seconde. Une gifle bien appliquée eut raison de leur hystérie. C'est ce qu'on fait sur le front quand un gars pique une telle crise. Il suffit de cogner sec et juste. Et que la gifle arrive totalement à l'improviste. Les deux femmes cessèrent de hurler à la mort, tressautèrent convulsivement et se mirent à pleurer. Mais en silence.
On nous débarqua à Tobolsk, dont le camp n'avait rien à envier aux camps d'extermination nazis. Les premiers jours, nous travaillâmes dans la forêt. L'état de faiblesse dans lequel nous étions rendait ce labeur de bûcherons incroyablement pénible et s'il s'était tant soit peu prolongé, nous n'aurions jamais survécu. Au bout de quelques jours, Dieu merci, on nous transféra, Fleischmann et moi, dans une fabrique souterraine de lampes de radio, ce qui fut, pour nous, un double coup de chance. Les prisonniers expédiés dans les fabriques de munitions tombaient, disait-on, comme des mouches.
Nous étions autorisés à dormir cinq heures par jour, dans une butte où trois hommes devaient partager une couchette étroite, sans matelas, et garnie d'une seule couverture. Nos trois repas quotidiens consistaient en une écuellée de soupe de poisson. Sans pain. Probablement en raison de la perte des riches terres à blé de la mer Noire, le pain était un luxe auquel peu de gens pouvaient désormais prétendre.
Au bout d'un certain temps, nous fûmes transférés de nouveau dans un camp de « prisonniers libres ». Il s'agissait d'une sorte de centre administratif chargé de prêter de la main-d'œuvre à des usines et ateliers placés très indirectement sous le contrôle de la G.P.U., et dans lesquels régnaient des conditions beaucoup plus humaines. A commencer par la sacro-sainte pagaye. Nous y étions traités correctement et même un tantinet rémunérés. En manœuvrant habilement, on pouvait se faire porter sur la liste des « spécialistes », ce qui valait d'être classé dans la catégorie des « indispensables ».
Cinq jours de tortillard nous amenèrent à Yénisséïsk.
Sur le fleuve Yénisséï. En passant près du lac Kalunda, nous mimes la main sur une telle quantité de poisson séché que nous faillîmes tous en crever. C'était la première fois depuis très longtemps que nous mangions à notre faim et le résultat fut un désastre. Nos estomacs affaiblis refusèrent de digérer un repas aussi pantagruélique. Je doute fort, d'ailleurs, qu'un estomac, môme normal, eût pu accepter plus d'une trentaine de ces poissons. Nous n'étions plus escortés, heureusement, que par des hommes déjà mûrs de la G.P.U. « bleue », et cet écart de conduite n'eut pas d'autre suite qu'une monumentale indigestion générale.
Le nouveau camp d'Yénisséïsk représentait, pour nous, une amélioration
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