La Légion Des Damnés
moment, puis secoua la tête, alla voir le capitaine Turgofski, chef de la G.P.U., et vida une bouteille de vodka.
Il serait abusif de conclure que partout ailleurs en U.R.S.S. régnaient la même pagaye et le même sabotage, mi-volontaires, mi-involontaires, qu'à Yénisséïsk. L'armée qui nous était opposée fonctionnait parfaitement. Si son équipement n'était pas supérieur à celui de l'armée allemande — ce qui du reste arrivait quelquefois — il lui était, dans l'ensemble, à peu près égal. Et généralement moins compliqué. Le matériel humain, lui, était meilleur. Plus primitif, en moyenne, mais aussi plus digne de confiance, ce qui n'eût pas été possible, à mon avis, dans un pays putréfié de fond en comble. Quiconque voudra croire que la Russie Soviétique tout entière est aussi pourrie que l'était le centre d'Yénisséïsk fera bien de réfléchir avant de tirer une telle conclusion.
Nous étions, à Yénisséïsk, trente mille travailleurs forcés, dont six mille étrangers, qui ne pensions qu'à saboter ce que nous faisions, ou qui tout au moins nous foutions éperdument de la qualité ultime du travail produit. Comparativement bien traités, nous ne rêvions que de rester là le plus longtemps possible et nous nous faisions tout petits, de peur d'être remarqués.
Les grands canaux, les stations génératrices, les travaux d'irrigation, le développement de l'industrie lourde, l'expansion de l'éducation générale sont autant de témoignages de l'existence, dans ce vaste pays, d'autres choses que de vulgaires saboteurs. Les distances y sont tellement démesurées que les erreurs et les bévues, dont nulle communauté n'est totalement exempte, ressortent nécessairement davantage aux yeux prompts à les voir des Européens de l'Ouest. Ajoutez à cela le fait que la Russie était en guerre et vous comprendrez aisément que les conditions de travail et de vie n'y pouvaient pas être normales.
Je fis la connaissance d'un communiste allemand, Bernhard Kruse, de Berlin-Lichterfelde. Il avait pris part aux combats sur les barricades, après la Première Guerre mondiale. En 1924, il était passé en Russie soviétique où les communistes l'avaient accueilli à bras ouverts. Il était mécanicien-monteur de son état et s'était fait une belle situation dans une usine de Leningrad, en tant qu'instructeur de plusieurs centaines d'ouvriers. Il gagnait bien sa vie, jouissait des privilèges du citoyen soviétique de classe supérieure, y compris le droit d'acheter les denrées et produits manufacturés en vente dans les grands magasins du parti. Il avait fini même, par épouser une jeune moscovite.
Et puis, en 1936, on l'avait arrêté, subitement, et mis en prison à Lubjanka, l'y laissant croupir pendant deux ans sans lui fournir la moindre explication. Durant une inspection, il avait pu approcher un officier qui, sur sa demande, s'était fait apporter le registre d'écrou, lisant à haute voix :
— Vous vous appelez Bernhard Kruse, né à Berlin en 1902, marié avec Katia Wolin, de Moscou. Vous êtes mécanicien-monteur et vous avez travaillé comme ingénieur-instructeur dans plusieurs usines du secteur de Leningrad. Vous avez obtenu un diplôme d'honneur pour services rendus aux travailleurs russes dans vos fonctions d'instructeur et vous êtes membre du parti...
Plus il lisait, plus l'officier secouait la tête.
— Evidemment, votre présence ici semble assez bizarre-
Mais soudain, il s'était exclamé :
— Ah ! nous y voilà ! En 1924, vous avez franchi la frontière polonaise pour pénétrer en Union soviétique. Votre acte était hautement illégal.
— Mais mon passeport était en règle. Tout le monde sait fort bien quand et comment et pourquoi je suis entré en URSS., où je séjourne maintenant depuis quatorze ans. Dont deux de prison !
Haussement d'épaules de l'officier.
— Vous avez dû cacher à la G.P.U. quelque chose qu'ils ont finalement découvert...
Un an plus tard, Kruse apprit qu'il venait d'être condamné à quinze ans de travaux forcés pour s'être introduit « subrepticement » en Russie soviétique, contrairement aux lois en vigueur et probablement pour le compte des services d'espionnage allemands. La sentence lui fut énoncée dans sa cellule, sans qu'il eût jamais entrevu l'ombre d'un seul juge.
Bien des histoires analogues me furent ainsi contées. Leurs auteurs étaient-ils aussi innocents, aussi ignorants des motifs de leur
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