La Légion Des Damnés
lever et de dire : a Nous ne voulons plus la guerre », et de regagner son siège en s'imaginant qu'on a fait sa part. Il faut que les volontés s'affirment ; il faut que tout le monde ait suffisamment à manger, et que tous les grands programmes et plans humanitaires soient traduits du papier en faits matériels. Cela demandera des efforts considérables, s'étendant peut-être sur plusieurs générations. L'édification de la puissante machinerie qui assurera la protection et la répartition équitable des denrées demandera beaucoup d'énergie et d'autodiscipline. Elle exigera la plus dure de toute les contraintes : le besoin de subordonner les intérêts individuels aux nécessités de l'intérêt général. De l'intérêt général et non, comme dans le cas du Nazisme, d'une certaine secte privilégiée. Elle exigera le renoncement à certains conforts, à certaines commodités personnelles. Elle exigera l'oubli de soi-même et la liquidation de cette forme d'individualisme qui ne reconnaît que les droits de l'individu, jamais ses devoirs. Mais cela devient tellement ennuyeux, tellement rebattu, tellement ressassé de parler des devoirs de l'individu. Nous parlons tous beaucoup trop de la liberté, en sous-entendant que notre seul désir est d'exterminer les autres. Ou, ce qui est Je comble de l'infamie, de pousser les autres à s'entre-exterminer pour jouir du spectacle et tirer les marrons du feu.
Deux raisons d'ailleurs connexes me poussent cependant, malgré ma répugnance et ma crainte d'être, volontairement ou involontairement, mal interprété, à parler de ce temps où j'étais prisonnier en Russie. La première est que ce compte rendu de la guerre, telle que je l'ai vécue, serait incomplet sans ce chapitre, et la seconde, qu'un tel chapitre est nécessaire dans un livre dont l'objectif est de combattre la guerre, c'est-à-dire exactement le contraire d'un pamphlet tendant à démontrer que c'est « comme ça » en Union soviétique, une vaste contrée que, je le répète, je ne connais pas du tout, mais que j'imagine, en temps de paix, tout aussi humaine et irrégulière que n'importe quelle nation du monde, en d'autres termes, parfaitement ordinaire et plongée comme toutes les autres dans les préoccupations banales de la vie de tous les jours...
Captivité
I l n'y a rien qui pousse davantage au désespoir que d'être fait prisonnier.
Je fus enfermé avec Fleischmann dans une maison du village de Klin, et placé sous la surveillance d'un soldat russe. Coups de pied, coups de poing, injures et malédictions étaient tombés comme grêle sur nos échines, tout le long du chemin séparant le front de ce centre de groupement établi à Klin. Nous fûmes interrogés par un officier qui voulut connaître la composition de notre régiment et maints autres détails du même genre. En regagnant notre prison provisoire, nous vîmes les Russes exécuter une dizaine de SS en leur enfonçant à coups de marteau des douilles vides dans la nuque. Ailleurs, ils avaient crucifié un major contre une porte. D'autres SS avaient été réduits en bouillie à coups de crosse de fusil et de fouet cosaque.
L'heure de la vengeance avait sonné pour eux.
Plus tard dans la nuit, nous fûmes rassemblés en une longue colonne d'environ deux mille hommes qui
s'ébranla vers l'est sous bonne escorte de cavaliers. Interdiction absolue de sortir des rangs, de telle sorte que nous devions nous soulager en marchant, dans notre pantalon. Le fouet forçait à se relever ceux qui tombaient dans la neige. S'ils ne le pouvaient pas, ils étaient passés au fil du sabre de cavalerie. Trois jours de marche nous amenèrent au village de Kimry, où l'on nous entassa dans un immense hangar. Nous n'avions pas mangé depuis notre départ de Klin, mais la nourriture qu'on nous donna sentait si mauvais que personne ne put l'ingurgiter.
Fleischmann et moi décidâmes de nous évader. Nous étions autorisés à passer derrière le hangar pour satisfaire nos besoins et, lors d'une de ces sorties utilitaires, nous profitâmes d'un instant où nous n'étions pas surveillés pour nous lancer à toutes jambes dans la campagne gelée. A trois cents mètres de là, nous traversâmes un étang recouvert d'une épaisse couche de glace et continuâmes sur notre élan, sans ressentir la moindre fatigue. La peur était l'unique sensation qui nous fût, pour le moment, accessible. Toute la nuit, dura cette fuite éperdue. L'astronomie avait été,
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