La Légion Des Damnés
saisir et interpréter les sons ténus, les images réelles ou fictives aperçues dans l'obscurité, vous épuise au-delà de toute expression, mais la solitude elle-même agit comme un soporifique. On est seul. On se sent seul. Et ce qui précède et domine encore tout le reste, c'est une sorte de nostalgie, de désir tenace de la mort. L'idée de s'endormir et d'en avoir terminé une fois pour toutes, l'idée d'accepter le sommeil et de ne jamais se réveiller, se présente sous des couleurs dangereusement séduisantes. Tout paraît facile. Indolore. Les choses qui pourraient ranimer votre volonté de vivre, l'image des êtres qui vous rattachent à la vie, semblent se dissoudre dans une irréalité fantomatique. Objectifs lointains, possibilités vagues dont la reconquête exigerait beaucoup trop d'efforts...
Brutalement, un choc minuscule, métallique, acier contre acier, m'ébranla des pieds à la tête. Le bruit avait été presque imperceptible, mais à partir de cette seconde, tous mes sens furent sur le qui-vive. Ma main se crispa autour d'une grenade et je tendis l'oreille.
Rien.
Puis mon sang se glaça dans mes veines. Quelque chose venait de passer en glissant, à la lisière de mon trou. Je me mis à trembler convulsivement, imaginant déjà sentir le froid du couteau sur ma gorge. Je me mordis les lèvres à les faire saigner, scrutai les ténèbres jusqu'à ce que mes yeux fussent des foyers d'incendie, brûlants, inefficaces...
Je crus percevoir le glissement de skis sur la neige. Devais-je tirer une fusée ? Je ne voulais pas, s'il n'y avait rien, me couvrir de ridicule. Si fort parlent les conventions qu'en face de certains dilemmes, fussent-ils mortels, on préférera risquer sa peau plutôt qu'une blessure d'amour-propre. L'homme est ainsi fait : comprenne qui pourra... Et tirer une fusée, bien sûr, eût révélé ma position à tout soldat russe qui pouvait se trouver dans le voisinage, avec son long couteau prêt à servir.
Puis un cri perçant retentit, suivi d'un macabre remue-ménage. Simultanément, une autre voix hurla :
— Au secours ! Ivan me tient ! Au sec...
La façon dont cet appel fut interrompu suggérait une main brusquement appliquée sur la bouche de l'homme attaqué. Je sentis mes cheveux se dresser sur ma nuque et lorsque je crus distinguer des silhouettes noires, cette fois, je n'hésitai plus. Je balançai mes grenades et tirai une salve de mitraillette. Puis je lâchai des fusées éclairantes et quelques instants plus tard, tout le secteur était illuminé.
Nous avions eu neuf sentinelles dans le no man's land. Six ne revinrent pas. Cinq avaient eu la gorge tranchée. La sixième avait simplement disparu.
Notre courrier de Noël n'était pas arrivé, et quand vint l'heure de la naissance du Christ, à minuit tapant, des haut-parleurs russes nous fournirent, en allemand, l'explication de cette anomalie :
— Allô, allô, le 27 e Régiment Blindé ! Joyeux Noël à tous ! Si vous voulez vos colis et vos messages de Noël, ne vous gênez pas, venez les chercher. Nous les avons ici, de même que votre vaguemestre. Il y en a poursuivirent les noms de ceux à qui étaient destinés lettres et paquets. Dès que l'orateur eut achevé la lecture de la liste, il enchaîna :
— Camarades du 27 e . Nous allons vous lire à présent quelques passages de ces lettres, afin que vous sachiez à peu près ce qui se passe au pays ! Voici par exemple un message adressé à Kurt Hessner... Cher Kurt, etc. Il y a eu un raid la nuit dernière... Une bombe a détruit... Notre père est... Chagrin épouvantable, etc. Si Kurt Hessner veut prendre connaissance du reste de la lettre, qu'il vienne, nous l'accueillerons avec compassion...
Ils continuèrent ainsi à lire bribe après bribe des lettres confisquées, faisant croire à chacun que les siens étaient morts, blessés, mutilés, sinistrés, sans abri, ou bien en train de crever de faim. L'anxiété, l'incertitude, fit vaciller pas mal de raisons, et cette même nuit, cinq hommes traversèrent le no man's land pour aller chez les Russes lire leur courrier.
Quand le jour se leva, nous vîmes trois fantassins soviétiques étendus dans la neige, à proximité du trou que j'avais occupé. Des traces de ski s'allongeaient parallèles, à moins de deux mètres de sa lisière.
Un beau jour, Porta se volatilisa.
Quinze des vétérans les plus chevronnés de la compagnie sollicitèrent — et décrochèrent — l'autorisation
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