La Légion Des Damnés
à coup. J'ignorais depuis combien de temps il m'observait. J'éclatai de rire et lui dis que j'en avais touché sept en une demi-heure. Sans un mot, il me confisqua la carabine et s'en alla. Je pleurai comme un gosse à qui l'on vient de reprendre son joujou favori et, pendant un sacré bout de temps, restai là, immobile, les yeux dans le vague. Von Barring avait raison, naturellement.
Je me souviens du lendemain avec une parfaite clarté. Le cuistot était en train d'emplir ma gamelle de bouillon — du bouillon de vieille vache — quand une explosion retentit, toute proche, et quelque chose de brûlant me fouetta la jambe. Et voilà, tu n'as plus qu'une patte, pensai-je avec une totale indifférence. Mais je ne ressentais aucune douleur et tenais toujours debout. C'était une bonne moitié de l'arrière-train de la vieille vache que l'explosion m'avait projetée dans les jambes. La roulante était en miettes et cinq ou six cadavres nageaient alentour, dans leur sang et dans la soupe répandue.
Je chargeai le quartier de viande sur mon épaule et rejoignis les copains, qui organisèrent aussitôt le banquet.
— Le malheur des uns fait le bonheur des autres, remarqua Porta, philosophe.
Tous eussent réagi, à ma place, comme je l'avais fait : en ramassant le quartier de barbaque et en allant festoyer avec les copains. Ce ne fut pas le cynisme qui m'empêcha de secourir les blessés, mais la guerre. La guerre est comme ça. Il y avait du personnel spécialisé pour soigner ou achever, le cas échéant, les gars esquintés. En dehors de ses proches compagnons, le soldat en guerre ne connaît personne.
Le printemps ramena la bagarre. Champs et routes étaient de nouveau suffisamment secs, suffisamment fermes pour ce genre d'activité.
La bouteille de vodka bondit de bouche en bouche pour la dernière fois. Le Vieux me colle une cigarette allumée entre les lèvres et j'aspire goulûment la fumée, le front pressé contre la gaine caoutchoutée de mon périscope.
— Ordre à tous les chars ! Ouvrez le feu !
Et l'enfer grondant renaît de ses cendres. La chaleur devient intolérable, à l'intérieur du tank. Nous déferlons sur les tranchées russes comme une avalanche. La steppe regorge de chars incendiés, volcans en réduction crachant leur fumée noire vers le ciel souriant. Les blindés ne font pas de prisonniers. Ils écrasent et tuent. Nous ne sommes plus des êtres humains, mais des robots exécutant automatiquement les quelques gestes conditionnés par les diverses combinaisons de leurs lampes et de leurs engrenages.
Contre-offensive de T-34. Plus question d'exterminer l'infanterie en déroute. Il faut combattre, à présent, pour sauver sa propre vie. La tourelle pivote, braque son long canon. Les obus pleuvent sur le T-34 menaçant.
Je suis à deux doigts de suffoquer. Des étaux invisibles me broient lentement la tête et la poitrine. Dans un instant, je ne pourrai plus tenir le coup. J'ouvrirai le couvercle de la tourelle et bondirai comme un diable hors de cette étuve ambulante. Un grondement de tonnerre. Le tank frémit, s'arrête avec une dernière secousse. Une flamme rouge et bleue jaillit d'un des flancs du monstre d'acier. Comme dans un rêve, je vois Pluton et Porta sauter à terre, par le sabord de devant, Stege plonger à travers le sabord latéral. Tout cela n'a duré qu'une seconde. Puis je redeviens moi-même — moi, le robot bien réglé — et quitte le tank à mon tour, d'un bond invraisemblable.
Des flammes colossales enveloppent le tank. Et brusquement, il s'enfle comme un ballon, vole en éclats de ferraille rougie.
Nous regagnons notre unité a en croupe d d'un autre char. Staline est en sûreté, sous le bras de Joseph Porta. Sa toison est un peu roussie, mais pas assez pour le contrarier. A notre arrivée, il lape sa vodka avec une satisfaction évidente.
Nous allons à Dniepropetrovsk prendre livraison de tanks neufs. Deux jours plus tard, nous sommes de nouveau dans le gros de la mêlée, qui se poursuit sans interruption, sans accalmie, bien qu'elle dure, déjà, depuis dix jours. Toutes les forces disponibles sont lancées dans la bagarre et rapidement consommées. Des réserves arrivent de l'arrière, par colonnes interminables, et disparaissent en atteignant le front. Comme du charbon dans le foyer d'une chaudière.
De Senkow, jadis village, à présent brasier, débouche un T-34 à vitesse maxima. Prompt comme la foudre, le robot que je suis pointe et vise. Le
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