La Légion Des Damnés
autre, dont le passage fait chanter nos oreilles comme un vent violent.
Stege enfourne un obus « S » dans la culasse du canon, le seul type d'obus capable de percer l'épaisse carapace du KW-2. Dans un grand jaillissement de flammes, l'obus s'envole. Horreur, j'ai visé trop bas. L'obus a explosé dans les chenilles du monstre. Porta et le Vieux me couvrent des injures les plus grossières de leur répertoire, et la tourelle du mastodonte pivote lentement vers nous. Dieu merci, la tourelle d'un KW-2 ne se manie pas comme une toupie.
— Tire, bon Dieu ! hurle le Vieux. Qu'est-ce que tu attends ?
Le second obus explose un peu plus haut, à mi-hauteur du flanc de l'engin. La tourelle s'arrête, puis repart.
— Porta, toute la gomme, bon Dieu !
Le Vieux m'arrache l'appareil de visée, s'installe à ma place. En un éclair, il manœuvre la tourelle, pointe le canon. Cinq obus à la file. Une énorme explosion secoue le monstre qui, chose étrange, ne prend pas feu, bien que sa tourelle soit arrachée. Trois hommes jaillissent des entrailles du titan vaincu. Nos mitrailleuses les abattent. Le Vieux gratifie le KW-2 d'une paire d'obus « S » supplémentaire, et c'cst enfin l'apothéose de flammes et de fumée...
La journée passe. Quand vient le soir, nous n'avons plus de tank et devons regagner nos lignes dans la voiture de Von Barring. Soixante-douze heures plus tard, après huit jours de baroud ininterrompu, les vestiges de notre régiment maintes fois reformé sont extraits de la bataille et généreusement envoyés au repos dans le petit village d'Achtyrka...
Certaines gens auront peut-être trouvé ce compte rendu de la bagarre excitant et romantique. Tout duel avec la mort est dramatique, c'est un fait, et vous porte au-delà de vous-même, de la vie de tous les jours. Mais on peut se mesurer à la mort de bien d'autres façons qu'en faisant la guerre. En essayant de sauver d'autres vies, par exemple. L'effet « libérateur » sera beaucoup moins discutable, et le but plus conforme à la saine raison.
Il n'y a que de rares vicieux pour trouver la guerre excitante et romantique. Aux yeux de la plupart, elle n'est que ce qu'elle est : crasse, boue, souffrance peur, monotonie. La guerre est un mauvais moyen d'accéder aux sommets de l'existence humaine. Elle vous laisse déçu, vidé, et quand vous en revenez, vous découvrez bientôt que vous n'aviez aucun objectif, que vous avez fait tout ça pour rien et que vous avez perdu le contact avec ce qui était Votre vie. Vous êtes devenu instable, selon l'expression consacrée. Vous n'avez plus de cran, plus d'équilibre intérieur. Et cela, que vous soyez vainqueur ou vaincu. Peut-être, d'ailleurs, la tragédie est-elle encore plus grande pour le vainqueur ? Il a remporté la victoire, mais sur qui et dans quelle intention ? Ce qu'il a devant lui n'a plus ni queue ni tête. A l'origine, tout au moins, il avait eu la foi en quelque vérité élémentaire. Mais sortie de l'emballage de grands mots dans lequel on la lui avait présentée au départ, elle est devenue si complexe, si riche en prolongements tentaculaires dardés dans toutes les directions qu'il est totalement incapable de la reconnaître.
Après que les Russes eurent été repoussés jusqu'à Bielgorod, sur le Donetz, l'offensive de printemps allemande s'arrêta, embourbée dans le sang, et de l'océan Arctique à la mer Noire, le front tout entier devint statique. L'aviation elle-même restait inactive.
Ce fut un été magnifique.
« Pour commencer, dit Porta, je me ferais installer une salle de bains, avec douche conçue de telle façon que Veau tomberait en douce pluie estivale sur mon corps d'albâtre; et quand j'en aurais assez de la pluie, une équipe de belles filles bien en chair viendrait me ramasser pour me transporter dans une de mes trente-sept chambres à coucher. Elles seraient toutes folles de moi et se relaieraient gentiment pour me tenir compagnie et faire joujou avec mon service trois pièces. Puis viendrait l'équipe suivante, aussi variée, aussi délicieuse, qui m'apporterait une centaine de pipes bourrées des tabacs les plus fins du monde. Les vierges — du moins celles qui le seraient encore — allumeraient mes pipes et les porteraient à mes lèvres, afin que je puisse fumer allongé, sans avoir à bouger un membre. Toutes mes souris seraient parfumées à la violette. Quand j'exprimerais le désir de manger, elles me couperaient ma nourriture en petits morceaux
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