LA LETTRE ÉCARLATE
drame qui occupait sur le moment son esprit. Sa seule voix de petite fille servait à faire parler une multitude de personnages imaginaires, jeunes ou vieux. Les pins antiques, noirs et solennels, qui se laissaient arracher des gémissements par la brise, n’avaient pas besoin de grandes transformations pour figurer des Puritains d’âge mûr ; les plus vilaines herbes du jardin devenaient leurs enfants que Pearl foulait aux pieds et déracinait sans merci. Il était merveilleux de voir dans quelles quantités de formes elle projetait son intelligence, sans esprit de suite il est vrai, mais avec un élan surnaturel qui la faisait danser et bondir dans toutes les directions pour s’arrêter net, comme épuisée par le passage d’un flot de vie si fiévreux et si rapide, avant d’être bien vite ressaisie par d’autres courants d’énergie tout aussi excessifs. Cela ne rappelait rien tant que les fantasmagories des lumières dans un ciel arctique. Dans le pur exercice de sa fantaisie, toutefois, dans les folâtreries de son esprit en voie de développement, il n’y avait pas grand-chose de plus que ce que l’on peut observer chez les autres enfants brillamment doués, excepté que Pearl, vu le manque de camarades de jeu, vivait davantage en la compagnie de la foule d’êtres imaginaires qu’elle créait. Le singulier, c’étaient les sentiments que la petite fille nourrissait envers ces rejetons de son cœur et de son esprit. Elle ne se créait jamais un ami mais semblait être toujours en train de semer les dents de dragons d’où jaillissait une armée d’ennemis contre lesquels elle partait en guerre {46} . Il était inexprimablement triste – et quelle inépuisable source de chagrin pour une mère qui en sentait la raison dans son propre cœur – d’observer chez un être aussi jeune ce sentiment continuel d’avoir le monde contre soi, et de le voir s’entraîner, avec un tel déploiement d’énergie farouche, à faire triompher sa cause dans les combats à venir. Fixant ses regards sur Pearl, Hester laissait parfois son ouvrage tomber sur ses genoux et, dans un accès de détresse qu’elle aurait bien voulu cacher, elle lançait malgré elle un cri qui tenait du gémissement : « Ô mon Père qui es aux cieux – si tu es encore mon Père – quelle est cette enfant que j’ai mise au monde ? » Et Pearl, soit qu’elle entendît cette exclamation, soit qu’elle eût connaissance, par quelque moyen plus subtil, de ces élancements d’angoisse, tournait son beau petit visage vers sa mère avec un troublant sourire de lutin qui en sait long, puis revenait à ses jeux.
Une autre particularité reste encore à rapporter pour compléter le personnage de Pearl. La première chose que cette enfant avait remarquée dans sa vie avait été – quoi donc ? – le sourire de sa mère, sans doute, auquel elle avait répondu comme tous les autres petits enfants par cette ébauche de sourire qui laisse dans le doute, qui entraîne tant de discussions pour savoir si ce fut ou non un sourire ? Pas du tout ! Ç’avait été, faut-il le dire ? – la lettre écarlate sur la poitrine d’Hester. Un jour que sa mère se penchait sur son berceau, l’enfant avait eu ses regards attirés par les broderies d’or qui ornaient cet emblème et, levant ses petites mains, s’en était saisi en souriant, d’un sourire très net, qui lui donnait l’air beaucoup plus âgé. Le souffle coupé, Hester tenta instinctivement de le lui arracher, tellement elle était torturée par cette intelligente manœuvre de la petite main de l’enfant. Alors, comme si sa mère avait fait ce geste pitoyable pour l’amuser, la petite Pearl l’avait de nouveau regardée dans les yeux et avait souri. Depuis, sauf pendant que la petite dormait, Hester ne s’était plus jamais sentie tranquille, n’avait, non plus, jamais pu jouir sans arrière-pensée de la présence de son enfant. Pourtant, des semaines pouvaient se passer sans que le regard de Pearl se fixât sur la lettre écarlate, mais il revenait s’y poser, à l’improviste, comme frappe la mort subite, et toujours avec le même sourire et cette bizarre expression des yeux.
Une fois, ce capricieux regard de lutin se fit jour dans les yeux de l’enfant tandis qu’Hester les prenait pour miroir, comme les mères aiment tant à le faire. Et soudain – car les femmes vivant dans la solitude et le cœur en peine sont tourmentées d’inexplicables illusions – elle
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