LA LETTRE ÉCARLATE
jour chez le Gouverneur Bellingham, avec une paire de gants que ce seigneur lui avait donnés à broder et qu’il devait porter en quelque grande solennité officielle. Par suite des hasards d’une élection, Messire Bellingham avait beau être descendu d’un échelon ou deux au-dessous du premier rang qu’il avait occupé, il n’en gardait pas moins un poste de marque parmi les chefs de la colonie {47} .
Une raison bien plus importante que la livraison d’une paire de gants brodés poussait Hester à rechercher une entrevue avec un dignitaire de pareille importance et jouant un rôle aussi actif dans les affaires de la colonie. Un bruit lui était parvenu d’après lequel certains personnages en place, ceux qui avaient les principes les plus rigides en matière de religion et de gouvernement, songeaient à lui enlever sa fille. Invoquant la supposition qui attribuait à Pearl une origine démoniaque, ces bonnes gens faisaient valoir assez raisonnablement en somme que, dans l’intérêt de l’âme de la mère, des chrétiens se devaient d’enlever de son chemin pareille pierre d’achoppement. Que si, d’autre part, quelques éléments permettaient de ne désespérer point du salut de l’âme de l’enfant, il y aurait sûrement davantage de chance de les voir se développer sous une tutelle plus recommandable que celle d’Hester Prynne. Messire Bellingham passait pour être un des plus actifs partisans de ce double point de vue.
Il peut paraître singulier, voire pas mal ridicule, qu’une question de ce genre qui un demi-siècle plus tard n’aurait guère été soumise à une juridiction plus haute que celle de quelques échevins, eût été discutée comme une affaire d’intérêt public, que des hommes d’État éminents eussent pris parti pour ou contre. En ces temps de simplicité primitive, des questions d’un intérêt général encore bien moindre, et de beaucoup moins de poids en elles-mêmes que le salut éternel d’une femme et de son enfant, se mêlaient étrangement aux délibérations des hommes d’État. Ce ne fut pas à une période beaucoup plus reculée de notre histoire, si même elle fut plus reculée, qu’une dispute au sujet des droits de propriété sur un cochon, non seulement souleva des débats aussi violents qu’acharnés, mais entraîna une importante modification dans la charpente même de notre législation.
Pleine d’inquiétude, par conséquent, mais si consciente de son bon droit que la partie lui semblait à peine inégale entre la communauté et une femme seule qu’appuyaient les sympathies de la nature, Hester Prynne était donc partie de sa chaumière isolée. La petite Pearl, bien entendu, l’accompagnait. Elle était à présent assez grande pour trotter allègrement aux côtés de sa mère et, toujours en mouvement du matin jusqu’au soir, aurait très bien été capable de faire un trajet beaucoup plus long que celui qui menait à la ville. Cela ne l’empêchait point d’exiger souvent, par caprice plutôt que par nécessité, qu’on la portât. Mais bientôt elle réclamait tout aussi impérieusement d’être reposée par terre et précédait Hester sur le chemin herbeux, folâtrant avec maints faux pas mais sans se faire aucun mal. Nous avons parlé de l’éblouissante beauté de Pearl, une beauté que caractérisaient un teint éclatant, des yeux à la fois étincelants et pleins de profondeur, des cheveux lustrés d’une teinte châtain, très foncée déjà, et qui devait, avec le temps, devenir presque noire. L’enfant semblait toute pétrie de feu, être spontanément née d’un moment de passion. Pour l’habiller, sa mère avait donné libre carrière à une imagination aux tendances fastueuses, la revêtant d’une tunique de velours cramoisi, de coupe particulière et abondamment brodée de fantastiques arabesques d’or. Des couleurs aussi vives qui auraient fait paraître terne un teint de moindre éclat s’adaptaient admirablement à la beauté de Pearl et faisaient d’elle le plus brillant petit jet de flamme qui eût jamais sautillé sur terre.
Mais ce qu’il y avait de très remarquable dans cette toilette, et d’ailleurs dans l’apparence générale de l’enfant, c’était qu’elle rappelait irrésistiblement le signe qu’Hester était condamnée à porter sur son sein. On croyait voir la lettre écarlate sous une autre forme : la lettre écarlate douée de vie ! Comme si ce signe d’infamie avait été si
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