LA LETTRE ÉCARLATE
déjà à l’automne de mon âge, le dépassais même un peu. Mais tout mon passé avait été voué à l’étude. Je n’avais cherché qu’à augmenter mon savoir et aussi – encore que cet objet ne vînt qu’en second – qu’à travailler au bien du genre humain. Nulle vie n’avait été plus paisible et plus innocente que la mienne. Te souvient-il de moi alors ? N’étais-je pas, même si tu me trouvais de la froideur, un homme qui pensait aux autres, équitable et fidèle sinon chaleureux dans ses affections ? N’étais-je pas tout cela ?
– Tout cela et bien davantage, dit Hester.
– Et que suis-je à présent ? demanda-t-il, la regardant bien en face et laissant tout le mal qui l’habitait s’inscrire sur son visage. Je te l’ai déjà dit : un démon ! Qui m’a rendu tel ?
– Moi ! s’écria Hester en frissonnant. Moi, tout autant que lui. Pourquoi ne t’es-tu pas vengé sur moi ?
– Je t’ai laissée à la lettre écarlate, répondit Roger Chillingworth. Si elle ne m’a pas vengé, je ne puis rien faire de plus.
Il posa son doigt sur la lettre avec un sourire.
– Elle t’a vengé, répondit Hester Prynne.
– J’en jugeais bien ainsi, dit le médecin. Et maintenant, qu’attendais-tu de moi concernant cet homme ?
– Il faut que je lui révèle ton secret, répondit Hester avec fermeté. Il faut qu’il te voie tel que tu es. Qu’en résultera-t-il, je ne sais. Mais cette dette de confiance que depuis longtemps je lui dois, moi qui ai causé sa ruine, je la lui aurai payée enfin. Sa réputation, son sort ici-bas et peut-être même sa vie sont entre tes mains. Mais je ne vois pas – moi que la lettre écarlate a dressée à la vérité, même s’il s’agit d’une vérité qui transperce l’âme d’un fer rouge – je ne vois pas qu’il y ait pour lui tel avantage à prolonger pareille vie pour m’aller abaisser à implorer de toi sa grâce. Agis avec lui comme tu voudras ! Il n’y a en ce monde rien de bon pour lui, rien de bon pour moi, rien de bon pour toi ! Il n’y a rien de bon pour la petite Pearl ! Il n’y a pas de chemin pour nous conduire hors de ce lugubre dédale.
– Femme, je te pourrais presque plaindre, dit Roger Chillingworth, incapable de réprimer un mouvement d’admiration, car il y avait quelque chose de majestueux dans le désespoir qu’exprimait Hester. Tu as de grands dons. Peut-être que si tu avais rencontré au début un amour meilleur que le mien, tout ce mal ne serait pas arrivé. J’ai pitié de toi à cause de tout ce qui a été gaspillé dans ta nature.
– Et moi de toi, répondit Hester, à cause de la haine qui a transformé en démon un homme sage et juste ! Ne vas-tu pas enfin le vomir, ce démon, et redevenir toi-même ? Sinon pour son salut du moins doublement pour le tien ? Pardonne et laisse celui qui t’offensa payer le reste de sa dette au Pouvoir qui le réclame ! J’ai dit tout à l’heure qu’il ne pouvait y avoir ici-bas rien de bon ni pour lui, ni pour toi, ni pour moi, qui sommes à errer ensemble dans ce dédale maudit et trébuchons à chaque pas sur le mal dont nous avons semé notre chemin. Mais il n’en est pas ainsi ! Du bon, il peut y en avoir pour toi, pour toi seul parce que tu fus profondément outragé et qu’il te revient de pardonner si tu veux. Renonceras-tu à ce privilège ? Repousseras-tu cet avantage précieux ?
– Paix, paix, Hester, répondit le vieil homme avec une sombre sévérité, il ne m’est point donné de pardonner. Je n’ai point le pouvoir dont tu me parles. Ma vieille croyance, oubliée depuis longtemps, me revient et m’explique tout ce que nous faisons et souffrons. Par ton premier pas hors du droit chemin, tu as planté le germe du mal. Mais à partir de ce moment tout a obéi à la loi d’une noire nécessité. Vous deux qui m’avez outragé n’êtes pas coupables, hormis d’un point de vue typiquement illusoire. Pas plus que je ne suis un démon, moi qui ai rempli office de démon. Notre destin est tel. Que la plante ténébreuse donne la fleur qu’elle peut ! Va ton chemin et agis à ta guise avec cet homme.
Et, après avoir fait un geste d’adieu de la main, il se remit à ramasser des herbes.
CHAPITRE XV – HESTER ET PEARL
Ainsi Roger Chillingworth – vieille silhouette contrefaite surmontée d’un visage dont le souvenir hantait les gens plus longtemps qu’ils n’eussent souhaité – prit congé d’Hester Prynne
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