LA LETTRE ÉCARLATE
vérité qui veut que, du point de vue de la pureté infinie, nous soyons tous aussi pécheurs les uns que les autres. Il voulait donner à entendre à ses ouailles que le plus saint d’entre nous n’est au-dessus de ses compagnons que dans la mesure où il se fait une idée plus claire de la clémence qui nous regarde de si haut et qu’il dédaigne davantage toute ombre de mérite humain.
Nous n’allons pas discuter une vérité d’aussi grand poids, mais on voudra bien nous permettre de voir seulement, en cette version de l’histoire du Révérend Dimmesdale, un exemple de l’opiniâtreté que les amis fidèles d’un homme – les amis surtout d’un clergyman – peuvent mettre parfois à soutenir sa réputation. Et ceci même si des preuves aussi claires que la lumière de midi brillant sur la lettre écarlate font de cet homme un fils de la poussière, entaché par le péché et coupable de mensonge.
L’autorité sur laquelle nous nous sommes le plus appuyé – un manuscrit de vieille date établi d’après le témoignage verbal de gens qui, ou avaient connu Hester Prynne, ou avaient entendu conter son histoire par des personnes de son temps – confirme entièrement le point de vue que nous avons exprimé plus haut. Entre autres nombreuses règles de morale que fait ressortir la misérable aventure du pasteur nous ne formulerons que celle-ci : « Soyez sincères ! Soyez sincères ! Soyez sincères ! Laissez voir au monde, sinon ce qu’il y a de pire en vous, tout au moins certains traits qui peuvent laisser supposer ce pire. »
Rien ne fut plus remarquable que le changement qui s’opéra, presque aussitôt après la mort du Révérend Dimmesdale, dans l’apparence et l’attitude du vieux Roger Chillingworth. Sa vigueur, son énergie, toutes ses forces vitales et intellectuelles semblèrent l’abandonner tout d’un coup. Si bien que, véritablement, il se dessécha, se ratatina, disparut presque à la vue des hommes – telle une herbe déracinée qui périt au soleil. Ce malheureux vieillard avait fait consister le principe même de sa vie en un systématique exercice de vengeance. Et, lorsqu’il se vit complètement vengé, il se sentit en même temps dépouillé de tout principe de vie. Autrement dit, quand le Diable n’eut plus de travail pour lui en ce monde, il ne resta à ce mortel « déshumanisé » qu’à se rendre là où son maître lui trouverait assez de besogne et lui paierait dûment ses gages. Mais envers toutes ces ombres, pendant si longtemps nos proches connaissances – envers celle de Roger Chillingworth comme envers les autres – nous voudrions bien être indulgents. C’est un curieux sujet d’observations et d’études que la question de savoir si la haine et l’amour ne seraient pas une seule et même chose au fond. Chacun des deux sentiments parvenu à son point extrême suppose un degré très élevé d’intimité entre deux êtres, la connaissance approfondie d’un autre cœur. Chacun fait dépendre d’une autre personne la nourriture affective et spirituelle d’un individu. Chacun laisse le sujet qui l’éprouve – celui qui aime passionnément ou celui qui déteste non moins passionnément – solitaire et désolé par la disparition de son objet. C’est ainsi que, d’un point de vue philosophique, les deux passions semblent essentiellement identiques à ceci près que l’une se montre sous un jour céleste et l’autre sous un jour ténébreux.
Dans le monde des esprits, le vieux médecin et le pasteur – victimes l’un de l’autre comme ils l’avaient été ici-bas – ont peut-être vu leur haine et leur antipathie se muer en cet or qui est la monnaie de l’amour.
Mais, laissant ces grandes questions à part, nous avons un détail d’ordre pratique à communiquer au lecteur. À la mort du vieux Roger Chillingworth (qui eut lieu l’année même) son testament, dont les exécuteurs étaient Messire Bellingham, l’ex-Gouverneur et le Révérend Wilson, se trouva léguer de très considérables propriétés, tant en Vieille qu’en Nouvelle-Angleterre, à la fille d’Hester Prynne. Ainsi Pearl, l’enfant-lutin, voire, aux yeux de bien des gens encore, le rejeton du Démon, devint la plus riche héritière du Nouveau-Monde. Il n’est point improbable que cette circonstance eût opéré un changement très matériel dans le point de vue du public. Et si la mère et l’enfant étaient restées à Boston, la petite Pearl aurait
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