La Liste De Schindler
pellicules. L’ombre d’Odessa l’effrayait plus encore que les noms d’Amon Goeth, de Scherner ou d’Auschwitz à l’époque de Plaszow.
Après son enterrement, les pellicules furent développées. Presque toutes étaient bonnes.
Personne parmi le petit groupe des prisonniers de Plaszow qui survivraient à Amon et au camp n’aura jamais une remarque désobligeante à faire sur le compte de Titsch. Mais ce n’était pas le type d’homme à figurer dans la mythologie. Oskar l’était. A partir de la fin de l’année 1943, les survivants de Plaszow feront entrer Schindler dans la légende. L’important, dans toute légende, ce n’est pas tellement qu’elle soit vraie ou fausse, que les faits rapportés soient exacts, c’est que l’histoire ait pu basculer à un moment pour devenir plus vraie que la vérité elle-même. En écoutant les anciens de Plaszow revivre ces années-là, on se rend compte que pour eux, si Titsch pouvait passer pour le bon Samaritain, Oskar avait pris l’aspect du dieu de la délivrance, un dieu à double face selon la mythologie grecque, un dieu perclus de vices, débrouillard, subtilement puissant, et capable de vous sauver la vie d’une façon aussi gratuite qu’efficace.
Une des histoires se rapporte à l’époque où des pressions étaient exercées sur les chefs de la police SS pour qu’ils ferment Plaszow dont l’utilité industrielle n’était rien moins que manifeste aux yeux de l’Inspection des armements. Helena Hirsch, la servante de Goeth, voyait souvent des officiers invités à dîner qui, de temps à autre, quittaient le salon et déambulaient dans les couloirs et jusqu’à la cuisine pour prendre un peu l’air et murmurer quelques remarques désobligeantes sur leur hôte. Un de ces officiers SS, Tibritsch, avait dit un jour à Helena :
— Ne sait-il pas qu’il y a en ce moment des hommes qui sont en train de donner leur vie ?
Il faisait référence à ceux du front de l’Est, bien sûr, pas aux prisonniers de Plaszow. Les officiers qui menaient une vie plus monacale qu’Amon étaient révoltés par l’atmosphère de satrape qui régnait dans la villa. D’autres, ce qui était encore plus dangereux, étaient tout simplement jaloux.
Comme le veut la légende, ce fut un dimanche en fin d’après-midi que le général Julius Schindler se rendit lui-même à Plaszow pour décider si l’existence du camp contribuait d’une manière quelconque à l’effort de guerre. Qu’un officier aussi galonné que Schindler se déplaçât un dimanche soir pour une visite d’inspection peut paraître bizarre. Peut-être que devant la menace qui se précisait à l’Est les gens de l’Inspection des armements devaient faire des heures supplémentaires. La visite du camp avait été précédée d’un dîner à Emalia où Oskar – à qui il ne déplaisait pas d’assumer de temps à autre le rôle de Bacchus – fit couler à flots les vins et les liqueurs.
C’est dans un état d’esprit rien moins que professionnel que les convives s’embarquèrent à la fin du repas dans les Mercedes officielles pour la tournée d’inspection. L’histoire ne dit pas cependant que Julius Schindler et ses subordonnés étaient de vrais professionnels avec, à leur actif, quatre années de service dans l’intendance. Mais Oskar, lui, savait très bien à qui il avait affaire.
L’inspection commença par la fabrique d’uniformes de Madritsch, la vitrine de Plaszow. Au cours de l’année 1943, elle avait produit plus de vingt mille uniformes par mois. Mais le problème était de savoir si Madritsch ne ferait pas mieux d’oublier Plaszow et de concentrer son capital et sa production dans les usines polonaises de Podgorze et de Tarnow, beaucoup mieux équipées et plus efficaces. Les ateliers délabrés de Plaszow n’incitaient guère Madritsch ou tout autre financier à investir dans des machines que toute usine moderne se devait d’avoir.
La tournée d’inspection venait à peine de commencer que toutes les lumières s’éteignirent dans tous les ateliers, les amis d’Itzhak Stern ayant réussi à couper l’alimentation des générateurs. Les pauvres gens de l’Inspection des armements, déjà plongés dans une torpeur postdînatoire, étaient maintenant frappés de cécité. L’inspection se poursuivit à l’aide de lampes électriques devant des machines qui, ne tournant pas, ne faisaient plus l’effet d’une provocation à des professionnels
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