La Liste De Schindler
clichés montrent probablement les distributions illégales de pain effectuées dans les ateliers de Madritsch. C’était Raimund qui achetait ce pain au marché noir avec la bénédiction et l’argent de Madritsch et qui le faisait venir à Plaszow dissimulé dans des camions, sous des piles de torchons et de vieux papiers. Titsch photographiait les prisonniers formant une chaîne et se passant à toute allure les miches de main en main pour les entasser dans le placard à provisions. La cérémonie s’effectuait dans un coin reculé des ateliers caché des miradors et à l’abri des regards indiscrets des patrouilles qui circulaient sur la voie principale.
Il prit des photos des SS et des Ukrainiens à l’exercice, au travail, au repos. Il photographia une équipe de travailleurs dirigée par l’ingénieur Karp qui serait bientôt atrocement mutilé – cuisses déchiquetées et appareil génital sectionné – par les chiens de garde. Il prit une photo générale de Plaszow qui faisait bien sentir l’odeur de mort qui régnait sur le camp. Il réussit même à prendre des photos d’Amon en train de se faire dorer au soleil sur sa terrasse, un Amon dont l’aspect bovin se précisait de jour en jour. Il approchait les cent vingt kilos et le Dr Blancke, un SS nouvellement arrivé, avait dû le mettre en garde :
— Amon, ça va comme ça : vous devez vous mettre au régime.
Titsch prit des photos de Rolf et de Ralf s’ébrouant ou ahanant dans un coin d’ombre, de Majola tenant un des chiens en laisse et faisant semblant d’y prendre plaisir. Et même d’Amon dans toute sa majesté sur son grand cheval blanc.
Titsch ne faisait pas développer les pellicules. Ces photos d’archives tiendraient moins de place en rouleaux. Il les cachait dans une petite boîte métallique planquée dans son appartement de Cracovie. C’est là qu’il gardait aussi les derniers objets de valeur que lui avaient confiés les prisonniers travaillant chez Madritsch. Il y avait encore pas mal de personnes à Plaszow qui gardaient, bien caché dans un repli de leurs vêtements, ce qu’elles considéraient comme leur dernier trésor, quelque chose qu’elles pourraient encore offrir au moment décisif au type qui établissait les listes des départs, à celui qui ouvrait ou refermait la portière des wagons à bestiaux. Titsch avait compris que ceux qui lui remettaient leur ultime objet de valeur avaient perdu tout espoir. La petite minorité des prisonniers qui avaient réussi à planquer quelques bijoux, montres, bagues, colliers ou bracelets qu’ils utilisaient comme monnaie d’échange n’avaient pas besoin de lui. Mais le coffret à photos de Titsch contenait l’ultime possession d’une douzaine de familles – la broche de tante Yanka, la montre de l’oncle Mordche.
En fait, quand Scherner et Czurda se furent enfuis, que Plaszow fut libéré de la peur, que tous les dossiers des SS furent déposés à l’usage des tribunaux, Titsch n’avait plus besoin de développer ses photos et avait même toutes les raisons de ne pas le faire. Les listes établies par Odessa, la société secrète d’anciens SS reconstituée après la guerre, l’avaient désigné comme traître. La presse avait fait état de l’histoire de Titsch, des trente mille miches de pain, des quelques centaines de poulets et des quelques dizaines de kilogrammes de beurre qu’il avait réussi à faire entrer clandestinement chez Madritsch. Le gouvernement d’Israël lui avait témoigné sa reconnaissance. Mais quand il se promenait dans les rues de Vienne, certains nostalgiques le sifflaient ou le traitaient de « lèche-youpin ». Du coup les pellicules de Plaszow allaient rester pendant quelque vingt années dans un coin d’un petit parc des faubourgs de Vienne où Titsch les avait enterrées. Elles pourraient y être encore, les émulsions du film cédant peu à peu sous les assauts du temps et faisant disparaître à tout jamais les photos témoignant de l’amour d’Amon pour Majola, ses deux chiens féroces, ses esclaves sans nom. Tous les anciens de Plaszow tiendront donc certainement à marquer d’une pierre blanche ce jour de novembre 1963 où un survivant des gens de Schindler (Leopold Pfefferberg) acheta secrètement pour cinq cents dollars la boîte et son contenu à un Raimund Titsch qui se mourait lentement d’une maladie de cœur. Mais même dans cet état, Raimund exigea qu’on attende sa mort pour développer les
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