La Loi des mâles
de
couple ; on allait leur constituer à l’intérieur de la maison du régent
leur petit hôtel personnel avec leur valet à cheval, leur valet à pied, leurs
femmes de chambre.
Jeanne de Navarre, elle, ne mangeait
rien. Sa présence à ce festin avait été imposée, et comme les enfants sont vifs
à deviner les sentiments de leurs parents et à en exagérer les démonstrations,
tout le cousinage de cette malheureuse orpheline se détournait d’elle. Jeanne
était parmi les plus petits ; elle n’avait que cinq ans. À la seule
différence qu’elle était blonde, elle commençait de montrer de nombreux traits
de ressemblance, front bombé, pommettes hautes, avec sa mère. Enfant solitaire
qui ne savait pas jouer et vivait entre les domestiques dans les immenses
salles vides de l’hôtel de Nesle, elle n’avait jamais vu tant de monde
assemblé, ni entendu pareille rumeur de voix et de vaisselle ; et elle
regardait avec un mélange d’admiration et d’effroi cette débauche de
victuailles sans arrêt déversées sur les tables crénelées de forts mangeurs.
Elle sentait bien qu’on ne l’aimait pas ; lorsqu’elle posait une question,
nul ne lui répondait ; si jeune qu’elle fût, elle avait l’esprit assez
développé déjà pour penser : « Mon père était roi, ma mère était
reine ; ils sont morts et plus personne ne me parle. » Elle ne devait
jamais oublier le dîner de Vincennes. À mesure que le ton des voix montait, que
les rires se répondaient, la tristesse de la petite Jeanne, sa détresse dans ce
banquet de géants, devenaient plus pesantes Louis d’Évreux qui, de loin, la vit
prête à pleurer, lança à son fils :
— Philippe ! Veille un peu
à ta cousine Jeanne.
Le petit Philippe Voulut alors
imiter le dauphiniet et poussa entre les lèvres de sa voisine un morceau
d’esturgeon à la sauce d’orange, qu’elle cracha dédaigneusement sur la nappe.
Comme les échansons s’employaient à
remplir sans cesse les hanaps, il fut bientôt évident que cette marmaille
habillée de brocart allait être malade et, dès avant le sixième service, on
l’envoya jouer dans les cours. Il advint donc à ces enfants de roi ce qui
arrive à tous les enfants du monde lors des repas de fête, ils furent privés de
leurs mets préférés, sucreries, pièces montées et desserts.
Aussitôt le festin terminé, Philippe
de Poitiers prit le duc de Bourgogne par le bras et lui dit qu’il souhaitait
l’entretenir en particulier.
— Allons prendre les dragées un
peu à l’écart, mon cousin. Venez donc avec nous, mon oncle, ajouta-t-il en se
tournant vers Louis d’Évreux.
Et il appela aussi Guillaume de
Mello, conseiller du duc, afin que les parties fussent à égalité. Il entraîna
les trois hommes dans une petite salle attenante où, tandis qu’on passait le
vin sucré et les épices de chambre, il commença d’expliquer combien il désirait
parvenir à un accommodement, et quels étaient les avantages du règlement de
régence.
— C’est parce que je sais qu’à
présent les têtes sont fort montées, dit-il, que j’ai voulu repousser les
décisions finales jusqu’à la majorité de Jeanne. D’ici là, dix ans seront
passés, et vous savez comme moi qu’en dix ans les opinions changent assez, ne
serait-ce que parce que ceux qui professaient les plus violentes peuvent venir
à mourir. Je pensais donc, mon cousin, vous servir en agissant de la sorte, et
je crois que vous avez mal compris mon dessein. Puisque Valois et vous ne vous
pouvez pour l’heure accorder ensemble, accordez-vous chacun avec moi.
Le duc de Bourgogne demeurait
renfrogné. Il n’était pas un homme intelligent, il craignait toujours qu’on ne
le voulût tromper, ce qui ne lui évitait pas de l’être fréquemment. La duchesse
Agnès, que l’amour maternel n’aveuglait pas, l’avait avant le départ solidement
sermonné.
— Prends garde à ne point te
faire berner. Ne parle pas avant d’avoir pensé, et si tu ne penses rien,
tais-toi pour laisser parler messire de Mello qui a l’esprit plus fin que tu ne
l’as.
Eudes de Bourgogne, à vingt-deux
ans, et investi des titres et fonctions de duc, vivait encore dans la terreur
de sa mère, et tremblait d’avoir à se justifier devant elle. Il n’osa répondre
de front aux ouvertures de Philippe.
— Ma mère vous a fait tenir une
lettre, mon cousin, par laquelle elle vous disait… que disait cette lettre,
messire de
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