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La Loi des mâles

La Loi des mâles

Titel: La Loi des mâles Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Druon
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j’ai peine à vous suivre, avec cette jambe roide que je
garde de ma chute, à Marseille. Vous savez bien que vos chances, si je crois ce
que j’entends, seront plus fortes à mesure qu’on vous croira plus faible.
    — C’est vrai, c’est vrai,
répondait le cardinal qui s’efforçait alors de courber le col, de fléchir le
genou, et de discipliner ses soixante-douze ans.
    Le reste du temps, il lisait ou
écrivait. Il avait pu se procurer ce qui lui était le plus nécessaire au
monde : des livres, de la chandelle et du papier. Venait-on l’avertir
d’une réunion dans le chœur de l’église ? Il feignait de quitter à regret
sa stalle et là, écoutant ses collègues s’injurier ou se larder de perfidies,
il se contentait de souffler d’une voix à peine audible :
    — Je prie, mes frères ; je
prie pour que Dieu nous inspire le choix du plus digne.
    Ceux qui le connaissaient de longue
date le jugeaient bien changé. Il semblait fort s’adonner aux macérations, et
offrait à chacun l’exemple de la bienveillance et de la charité. Quand on lui
en faisait la remarque, il répondait simplement, accompagnant son murmure d’un
geste désabusé :
    — L’approche de la mort… Il est
grand temps de me préparer…
    Il touchait à peine à l’écuelle de
ses repas et la faisait porter à l’un ou l’autre de ses rivaux. Ainsi Guccio
arrivait les bras chargés auprès du camerlingue, qui prospérait comme bœuf à
l’engrais, en disant :
    — Monseigneur Duèze vous fait
tenir ceci. Il vous a trouvé maigri, ce matin.
    Des quatre-vingt-seize prisonniers,
Guccio était l’un de ceux qui communiquaient le plus aisément avec
l’extérieur ; il avait en effet pu établir rapidement une liaison avec l’agent
de la banque Tolomei à Lyon. Par ce relais s’acheminaient non seulement les
lettres que Guccio envoyait à son oncle, mais aussi le courrier plus secret que
Duèze destinait au régent. À ces lettres-là était épargnée la disgrâce du
séjour dans les plats graisseux ; elles passaient à l’intérieur des livres
indispensables aux pieuses études du cardinal.
    Duèze, en fait, n’avait d’autre
confident que le jeune Lombard, dont l’astuce le servait chaque jour davantage.
Leur sort était étroitement lié, car si l’un voulait sortir pape de ce couvent
surchauffé par l’été, l’autre en désirait partir au plus tôt, et puissamment
protégé, afin de secourir sa belle. Guccio, toutefois, était un peu
tranquillisé au sujet de Marie depuis que Tolomei lui avait écrit qu’il veillait
sur elle comme un oncle véritable.
    Au début de la dernière semaine de
juillet, lorsque Duèze vit ses collègues bien las, bien éprouvés par la
chaleur, et irrémédiablement dressés les uns contre les autres, il décida de
leur donner la comédie qu’il méditait et qu’il avait soigneusement mise au
point avec Guccio.
    — Ai-je assez traîné le
pied ? Ai-je assez jeûné ? Ma mine est-elle assez mauvaise ?
demanda-t-il à son damoiseau improvisé, et mes compères sont-ils assez dégoûtés
d’eux-mêmes pour se laisser conduire à une décision de fatigue ?
    — Je le crois, Monseigneur, je
crois qu’ils sont bien mûrs.
    — Alors, il est temps, je
crois, mon jeune compagnon, de faire travailler votre langue ; pour moi,
je vais me coucher et je ne me relèverai plus guère.
    Guccio commença de se répandre parmi
les serviteurs des autres cardinaux, en disant que Monseigneur Duèze était très
éprouvé, qu’il donnait des signes de maladie, et qu’on devait redouter, vu son
grand âge, qu’il ne sortît pas vivant de ce conclave.
    Le lendemain, Duèze ne parut pas à
la réunion quotidienne, et les cardinaux en murmurèrent entre eux, chacun
répétant les bruits que Guccio faisait courir.
    Le jour suivant, le cardinal Orsini,
qui venait d’avoir une altercation violente avec les Colonna, rencontra Guccio
et lui demanda s’il était bien vrai que Monseigneur Duèze fût en si grande
faiblesse.
    — Eh oui, Monseigneur, et vous
m’en voyez l’âme toute fendue, répondit Guccio. Savez-vous que mon bon maître a
même cessé de lire ? Autant dire qu’il a peu de chemin à faire maintenant
pour cesser de vivre.
    Puis, de cet air d’audace naïve dont
il savait jouer à propos, il ajouta :
    — Si j’étais à votre place,
Monseigneur, je sais bien ce que je ferais. J’élirais Monseigneur Duèze. Ainsi
vous pourriez sortir enfin de ce conclave, et

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