La Loi des mâles
viens
donc m’aider à compter cinquante livres pour Monseigneur.
Et il se retira, avec son neveu,
dans la pièce voisine.
— Mon oncle, murmura Guccio,
croyez-vous qu’il y ait du vrai dans ce qu’il vient de dire ?
— Je ne sais, mon garçon, je ne
sais ; mais je crois que tu as raison assurément de partir. Il n’est point
bon d’être trop mêlé à cette affaire qui a mauvaise odeur. Les étranges
manières de Bouville, la soudaine fuite de Marie… Sans doute on ne peut prendre
au comptant toutes les agitations de ce furieux ; mais j’ai souvent
remarqué qu’il ne passait pas loin de la vérité lorsqu’il s’agissait de
méfaits ; il y est maître et les respire de loin. Rappelle-toi l’adultère
des princesses ; c’est bien lui qui l’a fait découvrir, et il nous l’avait
annoncé. Ta Marie… dit le banquier en balançant sa main grasse d’un geste de
doute. Elle est peut-être moins naïve et moins franche qu’elle semblait. Il y a
certainement un mystère.
— Après sa lettre de trahison,
on peut tout croire, dit Guccio dont la pensée s’égarait dans vingt directions.
— Ne crois rien, ne cherche
rien ; pars. C’est un bon conseil.
Quand Monseigneur d’Artois fut en
possession des cinquante livres, il n’eut de cesse que Guccio partageât la
petite fête qu’il comptait s’offrir pour célébrer sa libération. Il lui fallait
un compagnon, et il se fût saoulé avec son cheval plutôt que de rester seul.
Il y mettait tant d’insistance que
Tolomei finit par souffler à son neveu :
— Va, sinon nous allons le
blesser. Mais tiens ta langue.
Guccio termina donc sa désespérante
journée dans une taverne dont le tenancier payait tribut aux officiers du guet
pour qu’on le laissât faire un peu de trafic bordelier. Toutes les paroles qui
se prononçaient là étaient d’ailleurs répétées à la sergenterie.
Monseigneur d’Artois s’y montra dans
son meilleur, insatiable au pichet, prodigieux d’appétit, braillard, ordurier,
débordant de tendresse envers son jeune compagnon, et retroussant les jupes des
filles pour faire reconnaître à chacun le vrai visage de sa tante Mahaut.
Guccio, pris d’émulation, ne résista
guère au vin. L’œil brillant, les cheveux en désordre et le geste mal assuré,
il criait :
— Moi aussi je sais des choses…
Ah ! si je voulais parler…
— Parle, parle donc !
Il restait à Guccio, dans le fond de
son ivresse, une lueur de prudence.
— Le pape… dit-il. Ah !
j’en sais long sur le pape.
Soudain il se mit à pleurer comme
une rivière dans les cheveux d’une ribaude qu’il gifla ensuite parce qu’il
voyait en elle l’image de toute la trahison féminine.
— Mais je reviendrai… et je
l’enlèverai !
— Qui donc ? Le
pape ?
— Non, son enfant !
La soirée tournait à la confusion,
les regards étaient vacillants, et les filles fournies par le bordelier
n’avaient plus guère de vêtements sur la peau, quand Lormet s’approcha de
Robert d’Artois pour lui dire à l’oreille :
— Il y a dehors un homme qui
nous épie.
— Tue-le ! répondit
négligemment le géant.
— Bien, Monseigneur.
Ainsi madame de Bouville perdit un
de ses valets, qu’elle avait attaché aux pas du jeune Italien.
Jamais Guccio ne saurait que Marie,
par son sacrifice, lui avait probablement épargné de finir le ventre en l’air,
sur les flots de la Seine.
Vautré, dans une couche douteuse,
sur les seins de la fille qu’il avait giflée et qui se montrait compréhensive
aux chagrins de l’homme, Guccio continuait d’insulter Marie et imaginait se
venger d’elle en pétrissant une chair mercenaire.
— Tu as raison ! Moi non
plus, je n’aime pas les femmes ; c’est toutes des trompeuses, disait la
ribaude dont Guccio ne se rappellerait jamais les traits.
Le lendemain, le chapeau enfoncé
jusqu’aux yeux, les membres las, l’âme et le corps également écœurés, Guccio
prenait la route d’Italie. Il emportait une coquette fortune sous forme d’une
lettre de change signée de son oncle et qui représentait sa part de bénéfices
sur les affaires qu’il avait traitées depuis deux ans.
Le même jour, le roi
Philippe V, sa femme Jeanne et la comtesse Mahaut, avec tout leur train de
maison, arrivaient à Reims.
Les portes du manoir de Cressay
s’étaient déjà refermées sur la belle Marie qui y vivrait, inconsolable, un
perpétuel hiver.
Le vrai roi de France allait
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