La Louve de France
royaume ?
Jeanne la Boiteuse prend la parole.
Elle a la voix nette, pas très haute ; mais après ces grands beuglements
qu’ont poussés les deux taureaux d’Artois, on l’écoute.
— Ce seraient peine et temps
perdus, déclara-t-elle. Pensez-vous que notre cousine va se séparer de cet
homme qui est maintenant son maître ? Elle lui est bien trop dévouée d’âme
et de corps ; elle ne respire plus que par lui. Ou elle refusera son départ,
ou elle partira de concert.
Car Jeanne la Boiteuse déteste la
reine d’Angleterre, non seulement pour le souvenir de Marguerite, sa sœur, mais
encore pour ce trop bel amour qu’Isabelle montre à la France. Et pourtant,
Jeanne de Bourgogne n’a pas à se plaindre ; son grand Philippe l’aime
vraiment, et de toutes les manières, bien qu’elle n’ait pas les jambes de la
même longueur. Mais la petite-fille de Saint Louis voudrait être la seule, dans
l’univers, à être aimée. Elle hait les amours des autres.
— Il faut prendre décision,
répète le connétable.
Il dit cela parce que l’heure
s’avance et parce qu’en cette assemblée les femmes vraiment parlent trop.
Le roi Charles l’approuve en hochant
la tête et puis déclare :
— Demain matin, ma sœur sera
conduite au port de Boulogne pour y être embarquée, et ramenée sous escorte à
son légitime époux. Je le veux ainsi.
Il a dit « je le veux » et
les assistants se regardent, car ce mot bien rarement est sorti de la bouche de
Charles le Faible.
— Cherchemont, ajoute-t-il,
vous préparerez la commission d’escorte que je scellerai de mon petit sceau.
Rien ne peut être ajouté. Charles le
Bel est buté ; il est le roi, et parfois s’en souvient.
Seule la comtesse Mahaut se permet
de dire :
— C’est sagement décidé, Sire
mon fils.
Et puis l’on se sépare sans grands
souhaits de bonne nuit, avec le sentiment d’avoir participé à une vilaine
action. Les sièges sont repoussés, chacun se lève pour saluer le départ du roi
et de la reine.
La comtesse de Beaumont est déçue.
Elle avait cru que Robert, son époux, l’emporterait. Elle le regarde ; il
lui fait signe de se diriger vers la chambre. Il a un mot encore à dire à
Monseigneur de Marigny.
Le connétable d’un pas lourd, Jeanne
de Bourgogne d’un pas boiteux, Louis de Bourbon boitant aussi, ont quitté la salle.
Le grand Philippe de Valois suit sa femme avec un air de chien de chasse qui a
mal rabattu le gibier.
Robert d’Artois parle un instant à
l’oreille de l’évêque de Beauvais, lequel croise et décroise ses longs doigts.
Un moment plus tard, Robert regagne
son appartement par le cloître de l’hôtellerie. Une ombre est assise entre deux
colonnettes, une femme qui regarde la nuit.
— Bons rêves à vous,
Monseigneur Robert.
Cette voix à la fois ironique et
traînante appartient à la demoiselle de parage de la comtesse Mahaut, Béatrice
d’Hirson, qui se tient là, songeuse semble-t-il, et attendant quoi ? Le
passage de Robert ; celui-ci le sait bien. Elle se lève, s’étire, se
découpe dans l’ogive, fait un pas, deux pas, d’un mouvement balancé, et sa robe
glisse contre la pierre.
— Que faites-vous là, gentille
garce ? lui dit Robert.
Elle ne répond pas directement,
désigne de son profil les étoiles dans le ciel et dit :
— C’est belle nuit que voici,
et pitié que de s’aller coucher seule. Le sommeil vient mal en la chaude
saison…
Robert d’Artois s’approche jusqu’à
venir contre elle, interroge de haut ces longs yeux qui le défient et brillent
dans la pénombre, pose sa large main sur la croupe de la demoiselle… et puis
brusquement se retire en secouant les doigts, comme s’il se brûlait.
— Eh ! belle Béatrice,
s’écrie-t-il en riant, allez prestement vous mettre les naches au frais dans
l’étang, car sinon vous allez flamber !
Cette brutalité de geste, cette
grossièreté de paroles, font frémir la demoiselle Béatrice. Il y a longtemps
qu’elle attend l’occasion de conquérir le géant : ce jour-là, Monseigneur
Robert sera à la merci de la comtesse Mahaut et elle, Béatrice, connaîtra un
désir enfin satisfait. Mais ce ne sera pas pour ce soir encore.
Robert a plus important à faire. Il
gagne son appartement, entre dans la chambre de la comtesse sa femme ;
celle-ci se redresse dans son lit. Elle est nue ; elle dort ainsi tout
l’été. Robert caresse machinalement un sein qui lui appartient par
Weitere Kostenlose Bücher