La Louve de France
de
Marmande à Langon.
L’air était devenu noir autour des
pièces, dont l’arrière s’était enfoncé dans le sol meuble par l’effet du recul.
Le connétable toussait, crachait et jurait. Quand la poussière fut un peu
dissipée, on vit qu’un des boulets était tombé chez les Français ; une
toiture, dans la ville, semblait éventrée.
« Beaucoup de fracas pour peu
de dégâts, dit le connétable. Avec de vieilles balistes à poids et à frondes,
tous les boulets seraient arrivés au but sans qu’on soit à s’étouffer pour
autant. »
Or, à l’intérieur de La Réole,
personne n’avait compris tout d’abord pourquoi, du toit de maître Delpuch,
notaire, une grande cascade de tuiles était soudain tombée dans la rue. On ne
comprit pas non plus d’où venait ce coup de tonnerre, parti dans un ciel sans
nuages, et que les oreilles perçurent un instant après. Puis maître Delpuch
surgit de chez lui, en hurlant, parce qu’un gros boulet de pierre venait de
choir dans sa cuisine.
Alors, la population courut aux
remparts pour constater qu’il n’y avait dans le camp français aucune de ces
hautes machines qui formaient l’équipement habituel des sièges. À la deuxième
salve, on fut forcé d’admettre que bruit et projectiles sortaient de ces longs
tubes couchés dans la colline, et que surmontait un panache de fumée. Chacun
fut saisi d’effroi, et les femmes refluèrent vers les églises pour y prier
contre cette invention du démon.
Le premier coup de canon des guerres
d’Occident venait d’être tiré [26] .
Le 22 septembre au matin, le comte
de Kent fut prié de recevoir messires Ramon de Labison, Jean de Mirai, Imbert
Esclau, les frères Doat et Barsan de Pins, le notaire Hélie de Malenat, tous
les six jurats de La Réole, ainsi que plusieurs bourgeois qui les accompagnaient.
Les jurats présentèrent au lieutenant du roi d’Angleterre de longues doléances,
et sur un ton qui s’écartait de la soumission et du respect. La ville était
sans vivres, sans eau et sans toits. On voyait le fond des citernes, on
balayait le sol des greniers, et la population n’en pouvait plus de cette pluie
de boulets, de quart d’heure en quart d’heure, depuis plus de trois semaines.
L’hôtel-Dieu regorgeait de malades et de blessés. On entassait dans les cryptes
des églises les corps des gens tués dans les rues, des enfants écrasés dans
leur lit. Les cloches de l’église Saint-Pierre s’étaient effondrées dans un
vacarme de fin du monde, ce qui prouvait bien que Dieu ne protégeait pas la
cause anglaise. En outre, il devenait urgent de vendanger, au moins dans les
vignobles que les Français n’avaient pas ravagés, et l’on n’allait pas laisser
pourrir sur ceps la récolte. La population, encouragée par les propriétaires et
négociants, s’apprêtait à se soulever et à se battre avec les soldats du
sénéchal, si de besoin, pour obtenir la reddition.
Tandis que les jurats parlaient, un
boulet siffla dans l’air et l’on entendit un écroulement de charpente. Le
lévrier du comte de Kent se mit à hurler. Son maître le fit taire d’un
mouvement de lassitude excédée.
Depuis plusieurs jours déjà, Edmond
de Kent savait qu’il aurait à se rendre. Il s’obstinait à la résistance, sans
aucun motif raisonnable. Ses maigres troupes, déprimées par le siège, étaient
hors d’état de soutenir un assaut. Tenter une nouvelle sortie contre un adversaire
maintenant solidement retranché n’eût été qu’une folie. Et voici que les
habitants de La Réole menaçaient de se révolter.
Kent se tourna vers le sénéchal
Basset.
— Les renforts de Bordeaux,
messire Ralph, y croyez-vous encore ? demanda-t-il.
Le sénéchal ne croyait plus à rien.
Au bout de ses forces, il n’hésitait pas à accuser le roi Édouard d’avoir
laissé les défenseurs de La Réole dans un abandon qui ressemblait assez à une
trahison.
Les sires de Bergerac, de Budos et
de Montpezat ne montraient pas de plus joyeuses mines. Personne ne se souciait
de mourir pour un roi qui témoignait si peu de soin à ses meilleurs serviteurs.
La fidélité était par trop mal payée.
— Avez-vous une bannière
blanche, messire sénéchal ? dit le comte de Kent. Alors, faites-la hisser
au sommet du château.
Quelques minutes plus tard, les
bombardes se turent, et sur le camp français tomba ce grand silence surpris qui
accueille les événements longtemps espérés. Des
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