La lumière des parfaits
quittai mes terres du Pierregord, sous l’œil ; attendri mais inquiet de ma tendre épouse, pour rejoindre l’ost royal. Avant qu’elle ne rejoigne elle-même son université.
J’ignorai alors que je ne la reverrai, ni elle ni les enfants, avant quatre ans. Dans des circonstances dramatiques. Lorsqu’elle serait conduite sur le bûcher.
Après avoir été soumise à la question par un terrifiant tribunal de l’inquisition en la cité consulaire de Toulouse.
Et condamnée à être brûlée vive pour sorcellerie et hérésie.
« Gens de Gascogne et d’Angleterre, quand vous étiez à Paris, à Chartres, à Rouen ou à Orléans, vous vous souhaitiez, le bacinet en tête, devant nous. Or y êtes-vous ! »
Allocution aux troupes de l’armée royale, le dimanche 18 septembre 1356, la veille de la bataille de Maupertuis, par Jean le Bon, roi de France et deuxième du nom.
Chapitre 9
Du Pierregord à la cathédrale de Chartres, en pays de Beauce, puis jusqu’à la plaine de Maupertuis, près la cité fortifiée de Poitiers, en l’an de disgrâce MCCCLVI, à douze jours des calendes d’octobre. {18}
Le jour de la Saint-Louis, nous étions à Bourges. Le dimanche, quatrième jour de septembre, les bannières du comte Roger-Bernard et des barons du Pierregord firent leur jonction avec l’ost royal. Le lendemain des nones de ce mois, une légère brise soufflait de l’ouest dans un ciel où s’effilochaient de hautes et lointaines traînées diaphanes.
Les bourgeois de Paris, d’Amiens et de Rouen n’avaient toujours pas acheminé les compagnies d’archers et de piétons qu’ils avaient promises. Mais l’armée était considérable. Plus de cent quarante bannières, huit cents penons, penonceaux et penoncels claquaient autour de l’oriflamme du roi Jean, venus de presque tous les duchés, comtés, baronnies et seigneuries du royaume.
Plusieurs dizaines de milliers de chevaliers, d’écuyers, de sergents montés, d’archers, d’arbalétriers et de gens de pied se pressaient dans la campagne de la Beauce, dans la ville de Chartres et jusque sur le parvis de la cathédrale. Dans le plus grand désordre. Chacun s’exprimait en sa langue : les Français, les Suisses, les Allemands, les Escots, les Génois, sans toujours se comprendre autrement qu’à force gestes et mimiques.
Ici, on bandait un arc ou une arbalète pour ajuster la tension du chanvre et des crins de cheval, on affûtait les lames des épées et des haches d’armes sur des meules. On martelait un heaume, un chapel, un bacinet, les plattes d’une armure ou les mailles d’un haubert pour en redresser les bosses, les creux ou les trous, dans un bruit assourdissant de martels et d’enclumes.
On ferrait les sabots des chevaux, on les étrillait ou leur bandait les jarrets, on pansait leurs plaies au passage de la sangle ventrière ; on les avoinait, les abreuvait. On livrait des bottes de paille et de foin à l’aide de fourches de bois à deux dents.
Là, des cordonniers et des lingères rapiéçaient houssures, tapis d’arçon et vêtements, surcots et cottes d’armes. On brodait des blasons d’armoiries oubliées ou inconnues, sur les conseils de moult hérauts d’armes. On rafistolait et reprisait les chainses de chanvre ou de caslin des moins pécunieux, de gentilhommes ou de simples valets d’armes, pendant que des lavandières frottaient et tordaient des linges dans les lavoirs.
Ici encore, on affouait des feux de camp, on épluchait des légumes, des oignons ; on tranchait des quartiers de bœuf, de mouton, de porc…
On éviscérait, dépeçait, coupait, désossait ; on mettait en perce des tonnels et des barriques de vin, de cervoise et d’eau alignés sur des charrois tractés par des bœufs ou des roncins attelés au collier de leur joug ou de leur poitrail. On trayait le pis de vaches normandes d’où giclait, dedans des seaux, un lait crémeux et chaud, plus doux que du miel.
On estravait des pavillons qui portaient haut les couleurs de leurs seigneurs. On piquait les hampes, on dressait et tendait les toiles avant qu’elles ne soient arrachées de leurs pieux par un coup de vent.
Crottins de cheval, bouses de vache, crottes de mouton ou de chèvre, défections d’hommes et de femmes jonchaient le sol dans une odeur variée de purin et d’orine, de merdouille molle ou sèche. D’aucuns glissaient parfois sur les détritus ou sur les déjections, en jurant et en
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