La malediction de la galigai
suivant, au BÅuf Couronné , on parlait toujours du prince de Condé. Mais personne ne se réjouissait de sa victoire sur le cardinal, car les bouchers étaient des partisans du duc de Beaufort et s'inquiétaient de la nouvelle puissance du Prince.
Petit-Jacques ne s'intéressait pas à ces débats. Il avait repéré un homme seul, déjà aperçu la semaine précédente. La trentaine, grand et vigoureux, vêtu de peu, des chaussures percées, pas de manteau, il jetait régulièrement des regards inquiets vers la porte en trempant sa soupe. Dès qu'il eut fini son écuelle, il partit.
Le surlendemain, il l'aborda. L'homme siégeait à l'extrémité d'une grande table, une place libre à côté de lui.
â Tu bois, l'ami ? demanda Petit-Jacques en s'asseyant un cruchon de vin à la main.
L'autre le considéra avec inquiétude et méfiance. Puis il tendit son pot afin qu'on le remplisse.
â Je cherche quelques compagnons, fit Petit-Jacques.
â Pourquoi ?
Petit-Jacques haussa les épaules.
â Juste des compagnons. Tu viens d'où ?
â Lorraine.
â Soldat ?
â Ãa te regarde ?
â Comme tu veux, je ne suis pas un exempt.
â Vaut mieux pour toi.
Petit-Jacques avait recruté suffisamment d'archers dans le monde des gueux de sac et de corde pour être certain d'avoir affaire à un déserteur, l'un de ces hommes risquant l'estrapade 4 s'ils étaient pris.
â Tu as mangé ?
â La soupeâ¦
â Ãa te dirait un ou deux pigeons rôtis ?
L'autre hocha la tête en conservant son regard buté.
Petit-Jacques commanda.
Mis en confiance, le soldat se montra un peu plus loquace. Il s'appelait Sans-Chagrin et avait bien quitté son régiment. Petit-Jacques le présenta à L'Ãcorcheur quand celui-ci vint avertir de la sortie du carrosse.
â Monsieur, la voiture va partir ! s'inquiéta L'Ãcorcheur.
â Je laisse tomber, décida Petit-Jacques. On a mieux à faire.
Il sortit, les habilla chez un fripier pour qu'ils ressemblent à des bourgeois, puis alla leur acheter un coutelas chez un fourbisseur.
â Tu souhaites rester à mon service, Sans-Chagrin ?
â Oui, monsieur, fit l'ex-soldat à voix basse.
â On va voir ce soir ce que vous savez faire tous les deux.
Il récupéra son cheval et ils passèrent ensemble le pont au Change, la Cité, puis se dirigèrent vers la porte de Bussy. Il pleuvait à peine mais ils étaient bien mouillés. Ses deux nouveaux serviteurs suivaient en silence, sachant pertinemment partir pour un mauvais coup.
Passée la vieille porte de Bussy, ils empruntèrent le chemin de l'abbaye de Saint-Germain. Plus grand monde n'entrait en ville à cette heure. Vers l'hôpital de la Charité, ils empruntèrent le chemin Saint-Dominique et s'arrêtèrent à l'abri sous un gros chêne.
*
â Attendons ici que la nuit soit noire, puis nous reviendrons sur la route. Même à cette heure, il arrivera encore quelques voyageurs. Quand je vous le dirai, vous sauterez sur ceux désignés. Il faudra les tuer en silence. Ensuite, on les tirera dans les fourrés et on prendra leur argent. Le partage se fera chez moi.
Ni Sans-Chagrin ni l'Ãcorcheur ne protestèrent.
Une heure plus tard, ils avaient égorgé deux marchands et leur valet. Ils abandonnèrent la mule, la charrette à deux roues et les coupons de laine qu'elle contenait, mais prirent les manteaux, les chaussures et surtout une bourse contenant plus de trois cents livres en écus et pistoles espagnoles.
Ils rentrèrent dans Paris chacun par une porte différente et se retrouvèrent devant l'abreuvoir Mâcon 5 , en bas de la rue de la Harpe.
â Sans-Chagrin, si tu veux rester avec nous, je te ferai les mêmes conditions qu'à L'Ãcorcheur. Un lit chez moi, la soupe et dix livres par mois.
â Oui, monsieur.
â Pour le butin, vous aurez le denier dix 6 . Je vais vous compter trente livres à chacun et nous irons dîner au Lion-Ferré en bas de la rue, bien au chaud !
à compter de ce soir-là , Petit-Jacques oublia Tilly et Fronsac. Il devint le Prévôt , et sa réputation chez les truands de l'Université ne fit que croître. Les effectifs de sa bande
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