La malediction de la galigai
étonnants. Même les servantes et l'aubergiste, habitués à toutes sortes de voyageurs, restèrent un instant frappés de stupéfaction.
En vérité, un seul des trois hommes attirait vraiment l'attention. C'était un colosse de plus de sept pieds, large d'au moins trois. Une épaisse barbe et une chevelure grise nouée en tresses couvraient en partie sa trogne de routier. Il arborait une casaque en buffle sous laquelle il portait une chemise de drap jaune vif. Coiffé d'un grand chapeau emplumé, il était chaussé d'immenses bottes écarlates à entonnoir, avec une profusion de dentelles, des chausses vermillon et, par-dessus le tout, un manteau vert pomme.
Certes, sa taille et sa vêture attiraient immanquablement l'attention, mais cela n'aurait pas été suffisant pour provoquer un tel silence dans la salle.
De fait, les regards s'étaient surtout posés sur ce que transportait le géant. Sur son dos était attaché un espadon de lansquenet d'une toise. Comme si cette lame ne suffisait pas, il arborait à son baudrier deux dagues, trois coutels, une rapière espagnole à large garde et un pistolet d'arçon. De plus, il tenait une carabine à silex.
Si l'un de ses compagnons semblait assez quelconque, malgré le pistolet glissé à sa ceinture, l'autre était plus remarquable. Vêtu très simplement d'un pourpoint de velours sombre avec des crevures aux manches d'où sortait sa chemise blanche, on remarquait surtout les galants noirs noués autour de ses poignets. La mode en était passée depuis des années, et certains bourgeois auraient pu en sourire, mais cet homme, d'une taille supérieure à la moyenne, portait un menaçant sac de fonte d'où dépassaient deux magnifiques pistolets à silex ciselés. Pourtant, comme il n'avait pas d'épée, il ne devait pas être noble.
Canto, Pichon et Sociendo, attablés avec Bréval et le fils Mondreville, observèrent les arrivants avec un soupçon d'inquiétude. Si les deux premiers ressentirent une sourde appréhension à la vue du géant, Sociendo éprouva plutôt un confus malaise en regardant l'homme aux rubans noirs. Sous un feutre de castor, sans plume, il portait sa chevelure longue jusqu'aux épaules. Une fine moustache lui tombait jusqu'au bas du visage et faisait ressortir un curieux sourire perspicace et ironique. Le courtier en fesses, fort superstitieux, eut la confuse impression que cet individu causerait leur ruine.
â Du vin, et le meilleur ! lança le colosse avec rudesse, déposant sur une table toutes les pièces de son armurerie avant de s'asseoir sur un banc qui gémit sous son poids.
Son compagnon aux rubans noirs fit de même. Balayant la salle des yeux, il entreprit machinalement de renouer un de ses galants. Le troisième homme, un valet, s'assit à son tour en face de lui.
Déjà la curiosité s'était dissipée. Quand la servante arriva avec son pichet et ses pots, l'homme aux rubans noir l'interpella à mi-voix :
â Nous cherchons une demoiselle qui habite ici chez un monsieur Bréval. Elle se nomme Anaïs Moulin Lecomte. Savez-vous comment nous pouvons la trouver ?
Troisième partie
L'homme aux rubans noirs entre en scène
18
Le samedi 7 août 1649
â L a récolte de seigle ne sera pas bonne, tant les pluies ont fait des dégâts sur les semis, monsieur. Mais le pâturage du bétail sur la jachère a donné de meilleurs résultats qu'attendus. Si Dieu nous donne deux semaines de soleil, tout ne sera pas perdu, et nous aurons non seulement des semences pour l'année prochaine mais de quoi faire six mois de pain.
Louis Fronsac regarda le couchant et le ciel noir. Le tonnerre grondait depuis plusieurs jours.
En ce samedi suivant la fête de la Transfiguration 1 , le marquis de Vivonne, et seigneur de Mercy, se trouvait avec son fermier Gaspard Maurecourt, en lisière d'un champ de seigle longeant le chemin de Luzarches.
Si le fermier portait des culottes et un pourpoint rapiécé en mauvais droguet avec un vieux chapeau déformé, Louis Fronsac arborait son éternel habit de velours sombre et des rubans noirs serraient les poignets de sa chemise immaculée.
â Deux semaines ? L'orage sera sur nous avant ce soir ! soupira-t-il.
à son tour le fermier regarda le ciel et fit la moue en
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