La Malédiction de la Méduse
mettre à l’eau, mais j’ai tant de fois rêvé de ce qui est en train de nous arriver, que j’ai du mal à en vivre pleinement la réalité. Pourtant, tout est bien vrai, l’embarcation s’apprête à nous accoster. Un lieutenant est debout à l’avant, quatre marins l’accompagnent. En découvrant le regard ému et effaré de ces hommes sanglés dans leur uniforme impeccable, le menton rasé de frais et les favoris bien taillés, je prends conscience de notre apparence de loques écorchées. De nos gueules violacées et flétries, ravagées de barbe et de souffrance. De nos yeux caves aux regards inquiétants, de nos corps amaigris, estropiés, brûlés, à demi nus dans nos guenilles putrides. Du cadavre, toujours assis, du mort de ce matin. Du tableau terrifiant que nous offrons à leur vue. « Nous n’avions plus d’espoir de jamais vous trouver…» Ce sont les premiers mots de l’officier qui a sauté sur le radeau, suivi de trois de ses hommes tandis que le quatrième, resté dans le canot, le maintient bord à bord en s’aidant de la drisse que l’un de nous lui a lancée. L’effroi qui se lit dans leurs regards laisse très vite la place à un chaleureux élan d’humanité. Accolades, embrassades, peu de mots, sinon ceux du réconfort et une aide efficace pour nous transférer à bord du canot. En deux enjambées, solidement retenu par un marin, je me retrouve assis sur un des bancs de nage, les pieds au sec sur le caillebotis verni. Dupont et Corréard sont portés à dos d’homme en raison de leurs blessures. Bientôt, outre l’officier et un des marins, il ne reste plus sur le radeau que le cadavre sans nom de notre infortuné compagnon qui a péri le jour où l’on nous sauve la vie. « On ne peut plus rien pour lui, pas de cadavre à bord : risque d’épidémie…» Un salut de l’officier, une prière, vaguement murmurée par le marin, et le corps, lesté à la hâte d’un morceau de chaîne d’ancre, bascule dans l’eau sombre. L’officier remonte à bord, le marin le suit après avoir laissé la drisse du radeau retomber à la mer. En quelques coups d’aviron, la pauvre voile affaissée, le mât de guingois, les barriques crevées et les madriers désassemblés du radeau ont déjà presque disparu derrière la crête des vagues. Est-ce parce que je mesure à quel point la chance que nous avons eue d’être repérés relève du miracle ? Ou est-ce seulement de voir ainsi s’éloigner ce qui fut à la fois une embarcation pour l’enfer et notre planche de salut ? Mes yeux à nouveau s’embuent.
*
« Je suis formel, Monsieur : des morceaux de cette viande étaient accrochés aux cordages qui servaient de haubans au mât de fortune du radeau. Des reliefs de même nature étaient éparpillés sur l’embarcation de ces malheureux dont certains ont aussi bu de l’urine. À part cette chair humaine, ils n’avaient que du vin pour se sustenter. Il leur en restait l’équivalent de plusieurs flacons quand nous les avons recueillis…» Le lieutenant Lemaigre qui commandait le canot qui a ramené à bord les naufragés est au rapport dans la cabine de Parnajon. D’une plume d’oie cursive, le commandant de L’Argus prend des notes pour rédiger une lettre au gouverneur Schmaltz à la date du 17 juillet 1816. Avec les quinze rescapés de La Méduse , il a remis le cap sur Saint-Louis. Plus question de continuer sa route vers l’épave. Voilà huit jours, il a déjà aperçu sur la côte du désert près de cent hommes rescapés d’un canot qui faisaient route à pied vers Saint-Louis. En s’approchant le plus possible, il a réussi à leur faire parvenir des biscuits et de la poudre. Des Maures qui leur servaient de guides les ont aidés à les récupérer. Il n’a désormais plus assez de vivres et d’eau pour aller jusqu’au banc d’Arguin. Et l’état dés hommes du radeau nécessite des soins autres que ceux que le chirurgien du bord est en mesure de leur prodiguer. Tous sont très faibles et plusieurs semblent atteints d’une forme assez furieuse de folie. L’équipage a eu grand mal à empêcher un officier de terre très agité de se jeter à la mer pour y retrouver sa montre. Il a fallu le ligoter à l’affût d’un canon. Trois autres, en dépit des strictes consignes du médecin les invitant à se réalimenter progressivement avec des soupes claires et de l’eau sucrée, se sont jetés sans retenue sur les nourritures les plus consistantes. Et
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