La malédiction des templiers
la première fois et, comme à son habitude, elle ne détourna pas le sien, le fixant d’un air énigmatique qui alluma en lui un véritable brasier. Lors de leurs précédentes rencontres, une demi-douzaine en tout peut-être, ils n’avaient guère échangé que quelques amabilités polies. Son père ou son frère étaient immanquablement présents, ce qui avait hâté sa retraite. Le comportement de Kacem en particulier révélait à l’égard de sa sœur une féroce possessivité, qu’elle subissait en silence. Conrad savait que cette rencontre ne serait pas différente des autres dans la mesure où ils étaient visibles depuis la boutique. Il en fut donc réduit à adresser un petit signe de tête à la jeune fille puis à la regarder passer de son pas chaloupé, ses yeux semblant toujours le défier, longtemps, longtemps, avant de finir par se détourner.
Il résista à l’envie de se retourner pour la regarder s’éloigner, et éperonna son cheval pour le mettre au petit galop. Tout en chevauchant, il ne pensait qu’à elle. Ce n’était pas la première fois que ce conflit intérieur l’agitait et il ne savait toujours pas comment s’en dépêtrer. Jusqu’à une période très récente, toute sa vie d’adulte avait été dominée par le sacrifice. Il s’était voué à un ordre monastique austère et avait juré d’obéir à sa Règle sans la moindre hésitation. Comme tout moine, il s’était engagé à mener une existence réglée par des lois rigides, dépourvue des biens de ce monde, d’épouse ou de famille. En tant que moine-soldat, il avait dû faire face à un fardeau supplémentaire : celui de voir peut-être, ou sans doute, sa vie fauchée un beau jour sous le coup d’un cimeterre ou le choc d’une flèche.
Mais tout cela appartenait au passé.
L’Ordre n’existait plus.
Il faisait maintenant partie des civils, libéré des contraintes drastiques de sa vie antérieure. Il ne s’en sentait pas moins tiraillé entre deux mondes, et avait encore beaucoup de mal à profiter pleinement de sa liberté nouvelle.
C’était le cas même avant qu’il rencontre Maysoun pour la première fois.
En pensant à elle, il se rappela une règle singulière propre aux Templiers : celle-ci interdisait aux chevaliers toute forme de chasse, à l’exception de la chasse aux lions. Une règle d’autant plus étrange qu’aucun lion ne hantait les territoires où vivaient et combattaient les Templiers. Lors de ses années de formation, on avait enseigné à Conrad qu’il s’agissait là d’une référence aux Saintes Ecritures : « Ton adversaire, le démon, rôde comme un lion rugissant, cherchant une proie à dévorer. » Il savait que cette phrase faisait allusion au conflit entre l’homme et le désir bestial, un antagonisme que tous les chevaliers devaient coûte que coûte surmonter.
Il n’était pas sûr d’être en mesure de pouvoir le faire plus longtemps.
Ce qui le tourmentait d’autant plus que le passé qu’il croyait avoir laissé derrière lui avait resurgi pour le saisir à la gorge.
Il avait du pain sur la planche.
— Tout est fini, Conrad, lui dit Hector de Montfort. Tu sais ce que ces bâtards ont fait à Paris. Pour autant que l’on sache, les autres ont eux aussi péri sur le bûcher à l’heure qu’il est.
Ils étaient assis en tailleur sous un ciel constellé d’étoiles, autour d’un petit foyer dans une des pièces d’un vieux manoir qui avait perdu son toit et ses propriétaires depuis des décennies. Trois anciens frères d’armes, trois hommes blanchis sous le harnois qui avaient échappé à un mandat d’arrêt particulièrement injuste et tentaient maintenant de se réinventer sur une terre étrangère.
Conrad, Hector et Miguel de Tortosa.
Les nouvelles dont ils avaient pris connaissance quelques semaines plus tôt étaient désastreuses. En février, plus de six cents de leurs frères, arrêtés en France, avaient changé d’avis et étaient revenus sur leurs confessions. Ils avaient décidé de défendre leur Ordre contre les accusations extravagantes du roi Philippe. Une décision courageuse, mais funeste : en se rétractant, ils devenaient des hérétiques, des relaps, ce qui les condamnait à périr sur le bûcher. En mai de cette même année, cinquante-quatre d’entre eux avaient été brûlés vifs à Paris. D’autres membres de l’Ordre avaient connu le même sort un peu partout en France.
Et des centaines de leurs
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