La Marque du Temple
pieds. Puis, comme un seul homme, tant pour conjurer le sort que pour s’armer face à cette nouvelle bataille, tous poussèrent notre cri d’armes, d’une seule voix : « Montjoie ! Saint-Denis ! Vive le roi Philippe ! Vive le baron de Beynac ! »
Avant que nous ne rejoignions notre poste pour transmettre et faire respecter les consignes, le baron se tourna vers Sébastien, Louis et moi :
« Vous trois, restez céans, j’ai deux mots à vous dire. » Puis, se tournant vers Sébastien Tordcol, il le chapitra :
« Tu étais sergent monté. Te voilà promu tout de gob simple valet d’armes jusqu’à ce que tu rachètes ta faute par un exploit lors d’une bataille, à pied.
« Un chef n’a pas le droit à l’erreur. En tranchant la corde du contrepoids d’une des deux flèches du pont-levis, tu as manqué de sang-froid. Demain, sur le champ de bataille, tu entraînerais les hommes à la mort, sans avoir compris pourquoi. Ils n’auraient plus confiance en toi. Ils ne t’obéiraient plus, et ils auraient raison d’avoir grand tort. Ce serait bien fâcheux, mais il en serait ainsi ! »
« Tordcol, gaaarde-ta-placeee ! » rugit le baron alors que Sébastien s’apprêtait à quitter les lieux sans avoir été congédié. Il en fut cloué sur place. Il baissa la tête pour cacher sa colère.
Mais il obéit à l’ordre du baron, qui le fixa un long moment de ses yeux bleus aussi tranchants que deux lames d’acier, la mâchoire serrée. Tordcol ne serait pas prêt d’oublier cette humiliation, pensais-je, in petto. L’homme était fier. Mais n’avait point combattu jusqu’alors.
Puis le regard d’aigle du baron se déplaça lentement pour se poser sur Louis dont les genoux s’entrechoquaient :
« Louis, tu as fait preuve d’indécision. Par ta faute, Petit-Jean a perdu sa dextre. Il est à craindre qu’il n’y perde la vie. J’ai grande envie de… non, à la parfin je ne te ferai pas pendre ni fouetter. Tu es trop jeune et tu peux encore te racheter. Voici ma justice :
« Si Petit-Jean vient à trépasser, tu quitteras la place et mon service. Si Petit-Jean survit à sa mutilation et à l’hémorragie qui en a résulté, tu quitteras le service des armes pour celui de la porcherie. Tu égorgeras les cochons. Lorsque la vue du sang ne te fera plus tourner de l’œil, tu reprendras les armes. Pas avant. Je m’en assurerai moi-même. »
Pour la seconde fois, Louis éclata en sanglots. Le baron ne broncha pas. D’un geste décidé, sans dire une parole, il tendit le bras pour leur indiquer la sortie.
Louis s’exécuta, les yeux baissés, en hoquetant et reniflant. Sébastien obéit aussi, après avoir jeté un dernier regard au baron. Un regard lourd de sous-entendus. L’homme pouvait devenir dangereux.
Dans la grande cheminée de la salle des cuisines où nous étions réunis le lendemain soir, le baron, le chevalier Foulques de Montfort, Michel de Ferregaye, Louise et moi, le feu entretenait une chaleur moite aux relents d’ail, d’oignons et de friture.
« Avez-vous entendu sonner les vêpres ? Le soleil est bien bas. Le clerc aurait-il encore oublié de tirer la corde ? s’enquit le baron.
— Je croyais qu’on ne parlait point de corde en termes de marine, ironisa Michel de Ferregaye.
— On donne de la corde pour la cloche à bord d’une nef, messire capitaine. Seulement pour la cloche. Pour prévenir notamment d’un risque de collision, par temps de brume ou de brouillas. Ou pour parler à l’équipage. Comme le tocsin, sur le plancher des vaches, rétorqua le baron de Beynac, bien instruit des termes de la navigation, avant de poursuivre :
« Jules Faucheux, mon clerc notaire, ne devait-il pas me rendre compte avant basses-vêpres de l’état des denrées que nous avions à notre disposition ?
— Le voici justement, messire ! »
Le clerc entra, le visage sueux, s’inclina, s’essuya le col et le front avec la manche de sa robe de bure, posa son écritoire, sa plume et son encrier sur la table.
Il déroula, non sans quelque suffisance, un long rouleau de parchemin d’une blancheur éclatante. Puis il donna lecture de l’état des vivres dont le baron avait ordonné le comptage la veille au soir.
« À la requête de messire Fulbert Pons de Beynac, en ce jour de la vigile de Saint-Jean-Baptiste, en l’an de grâce 1348, à huit jours des calendes de juillet, le 23 juin, par-devant moi, Jules Faucheux,
Weitere Kostenlose Bücher