La Marque du Temple
quitté le royaume de France pour gagner les lointaines commanderies teutoniques du nord. Du nord de la Germanie. Éléonore de Guirande le savait-elle ?
En proie à un violent sentiment de révolte contre les lois d’une nature ingrate qui, en faisant de moi le demi-frère d’Isabeau de Guirande, m’interdisait tout espoir de la marier devant l’Église, j’en venais à douter violemment de ma foi en Dieu. Mon esprit balançait entre le Dieu du Bien et le Dieu du Mal, sans trop savoir encore vers quelle voie me conduiraient des pulsions que je craignais incontrôlables.
La guerre que nous livrions contre nos ennemis anglais ou nos amis gascons me semblait soudain bien futile, bien dérisoire, comparée aux tourments déchirants que j’éprouvais depuis que j’avais pris connaissance des parchemins.
Je me demandai alors, en toute mauvaise foi, s’il ne s’agissait pas de contre-lettres apocryphes et subrepticement glissées sur ma route pour me dissuader d’épouser ma gente fée aux alumelles. Les circonstances inattendues de sa découverte, son parfait état de conservation, l’absence de seing et de sceau sur l’un des deux parchemins n’étaient-ils la preuve d’une tentative de manipulation destinée à m’égarer dans ma quête du Graal ?
« Ah ! Messire, mon beau chevalier tout de noir vêtu, je croyais que vous m’aviez délaissée… » C’est par ces mots que m’accueillit la Dame blanche lorsque j’entrai dans sa chambre.
« Veuillez m’excuser, ma Dame, j’avais en effet fini par vous oublier », grinçai-je tel un gond mal graissé.
La châtelaine était plus blanche que jamais, ce jour d’hui, et moi, plus noir que de coutume. En sortant de mon évanouissement, j’avais bu plus que de raison ; mon visage avait viré d’une couleur de cire à un gris de cendre, de profonds cernes aussi noirs que mon pourpoint et que mes chausses, creusaient l’orbite de mes yeux.
« Vous avez bien triste mine, mon ami, se réjouit-elle.
— Et vous bien fière allure dans votre robe de veuvage. Porteriez-vous enfin le deuil de feu votre mari ou le deuil de votre dot ? crissai-je pour lui geler le bec.
— L’état déplorable qui est le vôtre n’a point émoussé votre esprit, à vous ouïr… Ne perdons point votre précieux temps à nous livrer à quelque nouvelle joute. Parlez-moi plutôt de la mécanique chiffrée des croix potencées qui nous livreront l’emplacement des versets tant attendus de ce roman de Chrétien de Troyes, poursuivit-elle en écarquillant des yeux lourds de concupiscence, et en m’invitant à poursuivre les explications sur une savante arithmétique dont la complexité lui avait échappé jusqu’alors.
— Oubliez l’arithmétique, Éléonore, et ouvrez tout grandes vos oreilles, lui intimai-je d’une voix lasse et chafouine. Le texte que vous avez grande hâte de lire se situe entre les versets numérotés 1867 et 1885. Mais, avez-vous seulement compté et numéroté les vers du Chevalier de la Charrette, du premier jusqu’au dernier, ainsi que je vous y avais invité ? »
La baronne ne daigna pas me répondre, mais elle se saisit du roman avec une nonchalance affectée, et elle en feuilleta fébrilement les pages jusqu’à parvenir aux versets stipulés. Elle lut à haute voix :
« Après ces. III. i a mainz liz
Des nons as chevaliers esliz,
Des plus prisiez et des meillors
Et de cele terre et d’aillors.
Antre les autres une an trueve
De marbre, si sanble estre nueve
Sor totes autres riche et bele.
Li chevaliers le moinne apele
Et dit : « ces tonbes qui ci sont,
De coi servent ? » Et cil respont :
« Vos avez les letres veües.
Se vos les avez antendues,
Don savez vos bien qu’eles dient
Et que les tonbes senefient.
— Et de cele plus grant me dites
De qu’ele sert. » Et li hermites
Respont : « Jel vos dirai assez,
C’est uns veissiax qui a passez
Toz ces qui onques furent fet. »
Traduction littérale de l’auteur d’après celle de Charles Méla, p. 166 et 167, Lettres gothiques (collection dirigée par Michel Zink) Le Livre de Poche, Librairie Générale Française, 1992. (Note de l’auteur de l’ebook) :
Chrétien de Troyes
Le Chevalier de la Charrette
(Versets 1867 : 1885)
Après ces III noms, maints autres il a lu
Que des noms de chevaliers élus,
Des plus glorieux et des meilleurs
Venant de cette Terre et d’ailleurs.
Parmi les
Weitere Kostenlose Bücher