La Marquis de Loc-Ronan
cette nuit, le temps d’aller aux prisons, d’avoir la lettre et de sortir de Nantes. Voyons ; c’est cela ! À cinq heures, je suis à la place du Département avec Carrier ; à six heures, nous assistons, toujours ensemble, aux noyades. Je parle de la beauté d’Yvonne ; je monte la tête au sultan pour qu’il attende avec impatience. Ensuite je prends des soldats et je vais à la porte de l’Erdre ; j’attends Pinard à dix heures ; je l’expédie au dépôt, où je le fais écrouer moi-même. À onze heures, je conduis Yvonne chez Carrier ; nous soupons. Carrier se grise, selon son habitude ; il fait l’aimable avec la petite ; je remets l’affaire du marquis sous un prétexte que je trouverai ; je l’ajourne, puis, tandis que Carrier emmène Yvonne dans son boudoir, je file au Bouffay sans mot dire, mon blanc-seing m’ouvre les portes, je prends la lettre… et bonsoir ! C’est dit. Si le marquis ne se décide pas immédiatement, je le presse en faisant enlever Jocelyn sous ses yeux… Cela ira tout seul ! Quant à Hermosa… Ma foi ! elle deviendra ce qu’elle pourra ! Si Carrier a assez d’elle, il saura bien s’en débarrasser, et il nous rendra service à tous deux. À moi seul les millions de la marquise. Per Bacco ! je n’ai pas perdu mon temps, et la chance est pour moi ! Ce dont il s’agit maintenant, c’est de faire la leçon à la Bretonne, et de parer sa beauté de façon à ce qu’elle fascine le citoyen représentant !
Et Diégo, le front haut, la face illuminée, la physionomie rayonnante, le regard chargé de ruses, s’engagea dans l’intérieur de la ville, se dirigeant vers la demeure de Pinard.
Diégo avançait rapidement, lorsqu’en traversant un petit carrefour, formé par l’embranchement sur un même point de trois rues différentes, ses yeux s’arrêtèrent sur une petite boutique de la plus modeste apparence, mais aux montres de laquelle resplendissait un véritable amas de robes, de chiffons, de fichus, de souliers de satin, de colliers, de bracelets, de bijoux de toutes sortes, d’oripeaux sans nombre enfin, qui, s’étalant pêle-mêle, offraient un coup d’œil bizarre et indescriptible.
Au-dessus de la porte d’entrée, sur un cartouche de bois peint en rouge, et supporté par deux tringles de fer scellées dans la muraille, on lisait en lettres blanches ces mots significatifs :
À LA CURÉE DES ARISTOCRATES.
Puis, sur la vitre supérieure de la porte était collée une large bande de papier blanc, avec cette autre inscription :
LA CITOYENNE CARBAGNOLLES,
Marchande à la toilette.
Madame Carbagnolles, ou, suivant son propre style, la citoyenne Carbagnolles, était, disait-on, la nièce du bourreau de Nantes, et trafiquait des effets de femme, des défroques de la guillotine , suivant le langage des sans-culottes, défroques que son digne oncle lui envoyait.
Fougueray tourna le bouton de cuivre de la serrure, poussa la porte qui, en s’ouvrant, fit violemment tinter une sonnette fêlée, et pénétra dans l’intérieur du magasin. Une femme de trente à trente-cinq ans, petite, grasse, mignonne, rondelette, trottant menu, souriant toujours, se tenait derrière le comptoir. Cette femme était la citoyenne Carbagnolles.
Affable, avenante, gaie, d’une loquacité remarquable, la main fine et potelée, les dents blanches, les lèvres rouges, le nez en l’air, la tête ronde comme une pleine lune, la citoyenne, parfaitement conservée pour son âge, dont elle pouvait cacher cinq bonnes années sans faire sourire ses voisines, la citoyenne Carbagnolles offrait le type parfait de ces aimables marchandes, dont la réputation de coquetterie et les manières provocantes suffisaient, au temps des petits chevaliers et des abbés parfumés, pour amener la fortune dans une maison.
Heureusement pour la citoyenne qu’elle était nièce du citoyen exécuteur ; car, ayant conservé des façons du temps passé et des idées tant soit peu anti-républicaines, elle avait souvent excité les froncements de sourcils des sans-culottes, qu’elle n’aimait pas, et qui l’accusaient de modérantisme, en dépit du patriotisme de son enseigne. Mais sa parenté avec le bourreau était une égide puissante ; aussi la citoyenne continuait-elle paisiblement son commerce en regrettant tout bas de ne plus avoir affaire aux soubrettes des grandes dames et aux caméristes des impures , et d’être obligée, chaque fois qu’un vêtement nouveau entrait
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